L’Arabie saoudite a placé sa boussole à l’Est et développe de plus en plus de partenariats avec des puissances asiatiques comme la Chine et l’Inde

L’Arabie saoudite, une puissance multialignée

PHOTO/AFP/SPA - Le prince héritier saoudien Mohammed bin Salman

Au cours de la dernière décennie, les politiques étrangères de nombreux États du Moyen-Orient ont évolué vers le multialignement selon le bimestriel américain Foreign Affairs. L’Arabie saoudite, partenaire traditionnel des États-Unis ne semblent plus satisfaits de la stratégie américaine cherchant à créer et diriger des blocs exclusifs. Riyad a alors cherché à développer ses partenariats avec plusieurs puissances, principalement en pointant sa boussole vers l’Est, notamment vers la Chine ou l’Inde.

Quelques mois après la visite du président chinois Xi Jinping en Arabie saoudite, où des accords d’investissement d’une valeur de 50 milliards de dollars ont été signés, le Royaume a annoncé la signature d’une cinquantaine d’accords d’investissement avec l’Inde. Ces nouveaux accords interviennent en marge de la Conférence saoudo-indienne sur les investissements à laquelle a participé le prince héritier saoudien Mohammed ben Salmane à New Delhi, après la clôture du sommet du G20 tenu samedi, indique Asharq business. 

PHOTO/AFP/EVELYN HOCKSTEIN/POOL/AFP - Le Premier ministre indien Narendra Modi, le président américain Joe Biden et le prince héritier et Premier ministre saoudien Mohammed bin Salman lors du sommet du G20 à New Delhi, le 9 septembre 2023.

Néanmoins, la position de l’Arabie saoudite au sommet du G20 en Inde démontre la capacité du Royaume à maintenir un équilibre dans ses relations économiques avec ses principaux partenaires commerciaux. En effet, outre les accords de coopération avec la Chine, Riyad a pris part au projet américain d’un corridor économique reliant l’Inde, le Moyen-Orient et l’Europe.

Dès lors, il convient de s’interroger sur ce que signifierait ce rapprochement opéré par Riyad vers les grandes puissances asiatiques. Témoigne-t-il d’un réel déclin de l’influence américaine sur le territoire saoudien ? C’est ce que nous tenterons d’éclaircir dans ce reportage.

Une approche pragmatique  

L'Arabie saoudite tente, avec un succès mitigé, de se refaire une image sur la scène internationale, affirme Anna Jacobs analyste pour l’International Crisis Group. Les politiques saoudiennes sont façonnées par les ambitions de son dirigeant de facto, le prince héritier Mohammed bin Salman, qui souhaite consolider son emprise sur le pouvoir, rendre le pays moins dépendant des exportations d'hydrocarbures et transformer le royaume en une puissance moyenne importante - qui poursuit ses intérêts en augmentant son influence régionale et mondiale.

C’est dans cette optique-là qu’est née l’initiative Vision 2030, dont l’objectif principal est de mieux positionner l'Arabie saoudite pour surmonter la transition mondiale vers l'énergie propre grâce à la diversification économique. Riyad a ainsi cherché à élargir ses liens avec l’extérieur, notamment vers la Chine, l’Inde ou même encore la Russie dans une approche pragmatique visant à diversifier ses relations étrangères et économiques.

L’Arabie saoudite se tourne également vers la Chine et l’Inde dans un objectif de s’éloigner de sa dépendance traditionnelle à l’égard des États-Unis. Cet éloignement est motivé à la fois par la détérioration de sa relation bilatérale avec Washington depuis le début de l’administration Biden et aussi par leur volonté de se positionner comme un leader majeur de ce que l’on appelle le Sud global. 

AFP/ FAYEZ NURELDINE -Mohammed bin Salman a annoncé son plan de réforme économique connu sous le nom de Vision 2030

Une difficile relation entre Washington et Riyad 

Depuis l’entrée en fonction du président américain, en 2020, la relation entre le prince héritier Mohammed ben Salmane et Joe Biden se détériore. Dès sa campagne présidentielle, le candidat Biden avait formulé son intention de transformer le royaume saoudien en « État paria ». Une fois élu, le président Biden a décidé de déclassifier un rapport rejetant la responsabilité de MBS dans le meurtre en 2018 du journaliste et critique saoudien, Jamal Khashoggi.

Ces tensions n’ont pas empêché Joe Biden de se rendre en Arabie saoudite les 15 et 16 juillet 2022 pour y rencontrer son homologue saoudien. Cependant, cette rencontre n’a fait que mettre en lumière les limites de l’influence des États-Unis dans la région : le royaume souhaite désormais établir des échanges économiques et commerciaux avec un panel plus large pays, notamment la Russie, la Chine et les pays africains. 

BANDAR ALGALOUD/ SAUDI ROYAL COURT -Le prince saoudien Mohammed bin Salman saluant le président américain Joe Biden

Le 5 octobre 2022, une autre crise a provoqué la colère du président américain. L’Opep+ a décidé de réduire ses quotas de production à 2 millions de barils par jours, afin de soutenir les prix du brut en pleine hausse. L’Arabie saoudite a été accusée de vouloir soutenir la Russie, membre influent de l’OPEP+, en contribuant à maintenir le cours du pétrole à un niveau élevé, permettant à Vladimir Poutine de financer son offensive en Ukraine. Pourtant le ministre saoudien des Affaires étrangères, Faiçal ben Farhane, a expliqué que la baisse de production représente une démarche « purement économique prise à l’unanimité des pays membres » de l’organisation, affirme Céline Tabou, spécialiste de la Chine et rédactrice chez IPSA Initiative pour la Paix et la Sécurité en Afrique.

Les États-Unis tentent tant bien que mal de sauver leur relation avec l’Arabie saoudite, notamment en évoquant certains signaux positifs venant de Riyad comme le vote saoudien en faveur de la résolution de l’ONU condamnant l’annexion par la Russie de territoires ukrainiens, et l’annonce d’une aide humanitaire de 400 millions de dollars à l’Ukraine.  

AFP/AMER HILABI - Amos Hochstein, conseiller principal des États-Unis pour la sécurité énergétique, et le ministre saoudien de l'énergie, le prince Abdulaziz bin Salman al-Saud

Le rapprochement avec la Chine  

Les relations diplomatiques entre la Chine et l’Arabie saoudite remontent à la visite du roi Abdallah en Chine, en janvier 2006. Il s’agissait là de la première visite d’État en Chine d’un souverain saoudien depuis l’établissement de relations diplomatiques entre les deux pays, en 1990. Si Riyad continuait d’entretenir des relations avec la Chine sans jamais remettre en cause la présence américaine dans la zone, les échanges entre Pékin et Riyad ont évolué au fur et à mesure de la mésentente croissante entre l’Arabie saoudite et les États-Unis.

L'ampleur des bonnes relations entre l'Arabie saoudite et la Chine est également appréciée à Pékin. En décembre dernier, le président chinois Xi Jinping a effectué une visite d'État de trois jours à Riyad. Il souhaitait inaugurer une « nouvelle ère » entre les deux pays, avait alors déclaré Xi Jinping. 

PHOTO/FILE - Xi Jinping, président de la République populaire de Chine

Les deux pays partagent également des intérêts économiques. Par exemple, des accords d'investissement d'une valeur d'environ 50 milliards de dollars (46 milliards d'euros) ont été signés au cours de cette rencontre, selon les commentaires du ministre saoudien de l'investissement, Khalid al-Falih.

Selon l'Autorité saoudienne des statistiques, le volume des échanges commerciaux entre la Chine, considérée comme le plus grand pays consommateur de pétrole, et l'Arabie saoudite a atteint environ 106 milliards de dollars en 2022, soit une croissance de 30 % par rapport à l'année précédente.

La thématique de l’énergie a été centrale au cours des discussions. Plusieurs accords ont été trouvés : le Royaume fournira 690 000 barils de pétrole par jour à la Chine et, en retour, l'entreprise chinoise de télécommunications Huawei installera la technologie 5G hautement efficace dans le Royaume. Le marché saoudien englobe de nombreuses entreprises chinoises opérant dans divers domaines, depuis les communications, comme Huawei, jusqu'à l'énergie électrique, comme Power China Nuclear Engineering pour la construction d'énergie électrique. En outre, Huawei envisage de déplacer son siège régional en Arabie saoudite. 

FOTO/AP - Le président chinois Xi Jinping et le prince héritier d'Arabie saoudite Mohammed bin Salman

Selon Asharq business, le premier projet de coopération saoudo-chinois dans le cadre de l'initiative One Belt One Road a été lancé en 2019. Il s'agit du projet d'usine de l'entreprise chinoise Pan Asia pour les industries de base et manufacturières dans la ville de Jazan, dans le sud-ouest de l'Arabie saoudite. Il s'agit du premier investissement chinois dans cette région spécifiquement, avec un investissement d'une valeur de 1,15 milliard de dollars dans sa première phase.

Dans un article pour le média américain Foreign Affairs, Jennifer Kavanagh et Frederic Wehrey constatent que Riyad engage la Chine dans des domaines, tels que les infrastructures et la technologie, où ils estiment que les États-Unis sont moins capables ou moins disposés à les aider. « Ils cherchent également à acquérir certains systèmes militaires, tels que des drones avancés, que les États-Unis ont judicieusement gardés hors de portée », indiquent-ils.

FOTO/LUO XIAGUANG/XINHUA vía AP -L'Iran et l'Arabie saoudite ont accepté de rétablir leurs relations diplomatiques et de rouvrir leurs ambassades après sept ans de tensions, grâce à la médiation de la Chine

Exploiter les BRICS 

Outre la Chine, l'Arabie saoudite a également cherché à se rapprocher du Brésil, de la Russie, de l'Inde et de l'Afrique du Sud, les BRICS. Cette stratégie a été efficace puisque Riyad a été accepté au sein du groupe fin août 2023. L'Arabie saoudite est intéressante pour eux, notamment en tant qu'investisseur potentiel dans la nouvelle banque de développement des BRICS. En effet, les investissements du Royaume avec les pays des BRICS ont dépassé les 160 milliards de dollars en 2022.

Dans un article pour le média DW, Kersten Knipp a affirmé que l'adhésion de l'Arabie saoudite pourrait offrir au pays une multitude de partenariats potentiels et des relations commerciales plus fortes. « Dans le même temps, ce bloc - qui représente déjà 30 % de la consommation mondiale de pétrole et 22 % de celle de gaz - se développerait en tant que contrepoids au marché occidental de l'énergie », affirme-t-il.  

AFP/ALET PRETORIUS - De gauche à droite : le président brésilien Luiz Inácio Lula da Silva, le président chinois Xi Jinping, le président sud-africain Cyril Ramaphosa, le Premier ministre indien Narendra Modi et le ministre russe des Affaires étrangères Sergueï Lavrov lors du sommet des BRICS à Johannesburg le 23 août 2023

La Chine, plus un complément qu’un véritable remplacement 

Pour Jennifer Kavanagh et Frederic Wehrey, le partenariat sino-saoudien est limité au secteur économique. Pékin a tenté d’appliquer une stratégie similaire pour partager sa technologie militaire dans la région, mais elle ne fournit pas beaucoup d’aide militaire directe aux pays du Moyen-Orient. Les ventes d’armes chinoises ne représentent que moins de cinq pour cent du total de la région. Toutefois, la Chine offre un accès bon marché et sans condition à certaines de ses technologies de pointe, principalement des drones et des missiles à guidage de précision, pour les clients qui ne peuvent pas obtenir ces systèmes depuis les États-Unis.

Dès lors, « les puissances régionales telles que l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis considèrent ces offres chinoises comme des compléments plutôt que comme des remplacements des systèmes d’armes américains, qu’elles continuent d’acheter ​​pour leur qualité et leur prestige supérieurs », affirment-ils. 

Dans une même stratégie visant à faire pression sur les États-Unis, l’Arabie saoudite étudierait une proposition de la Chine de construire une centrale nucléaire sur son territoire, selon des informations publiées vendredi par le Wall Street Journal. En effet, envisager l’option chinoise permettrait de faire pression sur l'administration Biden, qui avait posé des conditions avant toute aide à l'industrie nucléaire saoudienne, telles que l'interdiction d'enrichir de l'uranium.  

PHOTO/AFP/RODGER BOSCH - Vue d'un reflet dans une fenêtre d'un homme regardant la mer devant les drapeaux nationaux des pays BRICS (Chine, Inde, Russie, Afrique du Sud et Brésil) lors de la réunion des ministres des affaires étrangères des BRICS au Cap, le 2 juin 2023

L’Arabie saoudite, une puissance multialignée mais pas multipolaire 

Jennifer Kavanagh et Frederic Wehrey souligne un point très important concernant la vision saoudienne des relations internationales. L’Arabie saoudite est bien multialignée mais elle n’en est pas pour autant multipolaire : « les États-Unis restent de loin le principal protecteur du Moyen-Orient en matière de sécurité, et il est peu probable que cette position soit remise en question dans un avenir prévisible ».

Bien que le nombre total de forces américaines ait diminué, elle reste supérieure à 30 000. Washington continue également de maintenir des installations militaires dans au moins une douzaine de pays de la région et dépensent des milliards chaque année pour l'assistance à la sécurité dans la région.

Finalement, la part américaine du marché régional des armes a même augmenté, affirment Kavanagh et Wehrey, passant de 47 % pour la période 2010-14 à 54 % pour la période 2018-22, selon les données de l'Institut international de recherche sur la paix de Stockholm, en partie à cause des sanctions américaines contre la Russie après son invasion de l'Ukraine en 2014.  

PHOTO/AGENCIA DE PRENSA SAUDÍ - Le roi Salman bin Abdulaziz al-Saud d'Arabie saoudite préside une réunion du gouvernement par vidéoconférence

Le rapprochement avec l’Inde

L'Inde et l'Arabie saoudite ont convenu d'élargir leurs liens commerciaux et sécuritaires, deux jours après que leurs dirigeants et d'autres participants au sommet du Groupe des 20 ont annoncé un nouvel accord ferroviaire et portuaire qui reliera l'Inde, le Moyen-Orient et l'Europe.

Selon Asharq business, l'Arabie saoudite a signé plus de 50 accords avec l'Inde lors de la visite du prince héritier saoudien Mohammed ben Salmane à New Delhi après sa participation au sommet. Ces accords variaient entre l'énergie et de nombreux autres domaines tels que les énergies vertes et renouvelables, la technologie, les communications, l'industrie manufacturière, la défense, l'alimentation, la culture et le cinéma. Bien qu’il n’y ait pas de valeur définitive pour les projets, le coût a été estimé à près de trois milliards de dollars, selon le ministre saoudien de l’investissement Khalid Al-Falih, qui a considéré cela comme « le début d’une série de bonnes nouvelles ».  

PHOTO/ARCHIVE - Le Premier ministre indien Narendra Modi

Les deux États ont notamment mis l’accent sur les startups et l’entreprenariat notamment pour bénéficier des caractéristiques des sociétés des deux pays. L'Arabie saoudite et l'Inde ont ainsi convenu de coopérer dans le domaine des entreprises émergentes, d'encourager les entrepreneurs des deux pays et de leur fournir un soutien et des capitaux, dans le but de profiter de l'immense marché des deux pays.

Aujourd’hui, l’Inde est le deuxième partenaire commercial de l'Arabie saoudite, tandis que Riyad est considérée comme le quatrième partenaire de New Delhi. En 2023, la valeur du commerce bilatéral a atteint 52,76 milliards de dollars et les importations indiennes en provenance de Riyad ont augmenté de 23,47 % pour atteindre 42,03 milliards de dollars. 

La Route des Épices, contrepoids au projet chinois de la Route de la Soie ?   

À l’occasion du G20, les États-Unis ont poussé un ambitieux projet de « couloir » logistique reliant l'Inde et l'Europe au Moyen-Orient, avec un rôle de premier plan pour l'Arabie saoudite. Selon un communiqué diffusé par la Maison Blanche, un accord de principe aurait été signé samedi, à New Delhi, entre les États-Unis, l'Inde, l'Arabie saoudite, les Émirats arabes unis, l'Union européenne, la France, l'Allemagne et l'Italie.

Cette nouvelle route est censée passer par l'Arabie saoudite, les Émirats et Oman, selon des déclarations à la presse du ministre saoudien de l'investissement Khalid Al-Falih en marge de la conférence saoudo-indienne sur l'investissement. 

Le ministre saoudien a déclaré que le projet serait équivalent à « la Route de la Soie et la Route des Épices réunies, en raison de la connectivité qu'il fournira au niveau des données, de l'énergie, des matériaux verts et des biens transformés et prêts à l'emploi dans le but de rééquilibrer le commerce mondial ».

Sur X (ex-Twitter), Michael Kugelman, expert de l'Asie du Sud au Wilson Center de Washington, estime que si ce projet était réellement « concrétisé, ça changerait les règles du jeu » et cela « viserait à contrer la BRI »

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L’évolution récente de la politique étrangère de l'Arabie saoudite vers le multialignement, notamment en se tournant vers des partenaires asiatiques tels que la Chine et l'Inde, reflète une transformation stratégique majeure dans la région du Moyen-Orient. Riyad cherche principalement à diversifier son portefeuille de partenaires économiques et à réduire sa dépendance traditionnelle à l'égard des États-Unis. Les tensions croissantes entre Riyad et Washington, notamment sous l'administration Biden, ont incité le royaume à explorer de nouveaux horizons pour ses relations internationales.

Bandar Algaloud/Courtesy of Saudi Royal Court via REUTERS - Le prince héritier d'Arabie saoudite Mohammed bin Salman

Le rapprochement avec la Chine est particulièrement notable, avec d'importants accords d'investissement et une coopération accrue dans divers secteurs. Cependant, il est important de noter que la Chine ne remplace pas complètement les États-Unis en tant que partenaire en matière de sécurité, et l'Arabie saoudite maintient toujours des liens étroits avec Washington dans ce domaine.

Riyad est en train de redéfinir ses relations internationales en adoptant une approche multialignée, cherchant à diversifier ses partenariats économiques et à réduire sa dépendance aux États-Unis. Cette évolution reflète les ambitions de transformation du royaume et son désir de jouer un rôle de plus en plus important sur la scène mondiale, tout en essayant de maintenir des liens stratégiques avec ses partenaires traditionnels.