La mer de Chine méridionale au-delà de Taïwan

Un pêcheur philippin (à l'avant) navigue à côté d'un navire des garde-côtes chinois près du haut-fond de Scarborough, contrôlé par la Chine, dans les eaux contestées de la mer de Chine méridionale - AFP/TED ALIBE
Les tensions en mer de Chine méridionale se sont accrues en raison de la militarisation des îles 

La région indo-pacifique est l'un des principaux foyers de tension dans le monde d'aujourd'hui. Toutefois, le problème va bien au-delà du différend entre la République populaire de Chine et Taïwan. 

La mer de Chine méridionale apparaît de plus en plus comme la zone la plus chaude d'une région où les pays ayant des intérêts dans la région peuvent s'affronter.

La militarisation des îles, les revendications de droits de pêche et les interprétations contradictoires du droit maritime international, notamment de la Convention des Nations unies sur le droit de la mer (CNUDM), sont à l'origine de tensions croissantes dans cet espace. La région est un paradigme de l'équilibre délicat entre la coopération et la concurrence, avec divers acteurs régionaux et non régionaux engagés dans des postures diplomatiques, des exercices militaires et des manœuvres multilatérales. Ce jeu délicat entre les puissances, avec un développement croissant des intérêts nationaux, a placé de nombreux pays dans une situation de "realpolitik". 

La Chine revendique près de 90 % de la surface de la mer, ce qui provoque des conflits territoriaux avec les États riverains de l'Asie du Sud-Est et accroît les tensions avec les États-Unis, son rival régional en termes de puissance et lui-même allié de plusieurs pays impliqués dans ces conflits. Au cours des dix dernières années, la Chine a créé plusieurs îles artificielles en mer de Chine méridionale et les a transformées en bases militaires. Avec l'attitude de plus en plus agressive de Pékin à l'égard des navires et des avions d'autres États qui naviguent ou volent dans les zones contestées, le risque d'une erreur de calcul conduisant à une escalade vers une confrontation militaire devient de plus en plus probable.

Cette combinaison d'images montre le président philippin Ferdinand Marcos Jr (à gauche), le président américain Joe Biden et le premier ministre japonais Fumio Kishida - PHOTO/AFP

De même, la mer de Chine méridionale est étroitement liée à la question de Taïwan pour des raisons évidentes, car si la Chine prenait l'option militaire d'occuper l'île, l'ensemble de la zone maritime du Pacifique Sud-Ouest deviendrait le théâtre d'opérations d'une guerre aux conséquences imprévisibles.

L'économie mondiale est aujourd'hui portée par les vagues de la mer. Dans un monde globalisé où l'interdépendance économique crée les véritables liens, le contrôle de la mer est le facteur qui détermine le contrôle de l'économie mondiale. La Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement (CNUCED), dans sa mise à jour de 2015, a estimé que quatre-vingts pour cent du commerce mondial en volume passe par la mer et que, sur ce total, soixante pour cent transitent par la seule Asie, l'Asie de l'Est et du Sud-Est jouant le rôle de principaux marchés et producteurs mondiaux. Cela signifie qu'un tiers de ce commerce mondial a lieu principalement dans la mer de Chine méridionale. 

Mer de Chine méridionale

Cela explique en grande partie les développements auxquels nous assistons dans la région et pourquoi des économies telles que la Corée, Taiwan, la Chine, le Japon et les nations de l'ANASE, pour lesquelles le détroit de Malacca est un véritable goulot d'étranglement, sont profondément préoccupées et impliquées dans les discussions sur la mer de Chine méridionale. Ce détroit est la porte d'entrée des océans Indien et Pacifique, ce qui le rend vital pour tous les pays qui aspirent à la croissance économique et parfois à l'hégémonie économique. C'est là que l'on peut commencer à comprendre le contexte des efforts incessants et omniprésents des États-Unis et de la Chine dans et autour de cette zone. 

L'importance stratégique de la mer de Chine méridionale est incontestable. Dans le droit fil de ce qui précède, il convient de préciser que près d'un tiers des exportations mondiales de pétrole brut par voie maritime transitent par la mer de Chine méridionale. De même, les routes maritimes les plus importantes pour le transport de marchandises et de matières premières de l'Europe et de l'Afrique vers l'Asie et vice versa passent par cette zone. La pêche y est très importante et les fonds marins abritent d'énormes gisements de pétrole et de gaz inexploités. Ce dernier point explique à lui seul l'énorme intérêt de contrôler la région et d'obtenir des droits d'exploitation sur ces eaux. C'est pourquoi les récifs et atolls qui parsèment la MCM sont revendiqués non seulement par la Chine, mais aussi par le Viêt Nam, la Malaisie, Brunei, les Philippines et Taïwan, avec le facteur aggravant que leurs zones économiques exclusives respectives se chevauchent partiellement ou totalement, ce qui ne contribue pas à réduire les tensions.

Détroit de Malacca Mer de Chine méridionale

Les considérations géostratégiques ne sont pas les seules à être à l'origine de l'escalade des tensions dans la MCE. Sous Jiang Zemin, au tournant du millénaire, le prédécesseur de l'actuel dirigeant chinois Xi Jinping s'est fixé pour objectif de faire de la Chine une "superpuissance maritime". D'un point de vue géopolitique, cette mesure, dont le développement se poursuit encore aujourd'hui, est on ne peut plus logique. Et ce que l'on pourrait appeler, à l'instar de Robert D. Kaplan, "la tyrannie de la géographie", vient étayer cette affirmation. Un simple coup d'œil aux frontières terrestres, à leur orographie et à leur climatologie suffit. Les communications terrestres sont plus que compliquées, surtout lorsqu'il s'agit de l'immense flux de marchandises de toutes sortes dont un pays comme la Chine a besoin. Ce seul fait justifie que Pékin se tourne vers la mer. En outre, l'économie chinoise, qui a connu une évolution spectaculaire depuis l'époque de Zemin, transformant le pays en ce que l'on appelle parfois "l'usine du monde" (ce que l'Europe devrait repenser ou au moins envisager), est absolument tributaire des voies de transport maritime. Ce fait oblige le pays, d'une part, à avoir les moyens de sécuriser ces routes et de garantir le trafic maritime entrant et sortant et, d'autre part, à avoir la capacité de protéger, de soutenir et d'entretenir les moyens de transport maritime tout au long de leur voyage. 

Ce besoin peut être qualifié de vital ou d'existentiel, car il ne s'agit pas seulement d'une question économique. Selon la FAO, seuls 12 % des terres chinoises peuvent être considérées comme arables. Pour une nation de plus de 900 millions d'habitants, il s'agit d'un problème majeur, car une chose aussi fondamentale que l'alimentation de la population dépend des importations et donc du maintien des routes maritimes susmentionnées. De même, l'énorme complexe industriel chinois a besoin d'énormes quantités de ressources énergétiques pour maintenir sa production, ce qui l'oblige à rechercher de nouvelles sources de ressources à l'extérieur de ses frontières, ou à les étendre pour avoir accès à de nouveaux gisements.

Des scientifiques philippins inspectent le récif de Sandy Cay dans les îles Spratly, en mer de Chine méridionale - AFP/Philippine Coast Guard/Bureau of Fisheries and Aquatic Resources (PCG/BFAR)

C'est ce dernier point qui peut être considéré comme le principal point de friction entre la Chine et les nations de la région et qui, malgré la focalisation sur Taïwan, pourrait en fait provoquer un affrontement armé. 

Dans le cadre de sa politique, et à l'instar d'autres nations, la Chine tente d'interpréter le droit international et les différentes conventions et traités basés sur le droit de la mer à son avantage, en essayant d'en tirer le meilleur parti, mais cette ligne d'action, tout à fait légitime, s'ajoute au fait que depuis le milieu de la dernière décennie, le gouvernement chinois s'est montré un peu plus expéditif dans ses actions sur le terrain, ou plutôt sur la mer, en essayant d'étendre son contrôle sur les eaux contestées, avec une politique du fait accompli, en utilisant des navires appartenant à son service de garde-côtes. C'est intéressant, car cela montre une progression dans l'escalade dans laquelle elle tente, pour l'instant, de ne pas impliquer les forces de l'APL.

Carte montrant l'étendue des revendications en mer de Chine méridionale - AFP/AFP

Une autre mesure prise par la Chine a été son retrait de la Convention des Nations unies sur le droit de la mer, tournant ainsi le dos au forum où sont établies les procédures de résolution des différends entre les nations lorsque leurs intérêts sont en conflit. Cette mesure a été prise en même temps que la prospection de ressources énergétiques dans les eaux contestées, conformément à la politique décrite ci-dessus. 

La Chine revendique la souveraineté sur quatre-vingt-dix pour cent de la MCM, étendant ses revendications aux zones côtières des États riverains et incluant la propriété de tous les récifs, bancs de sable et ressources naturelles de cette zone. 

C'est en 2012 que la Chine a commencé à construire des îles artificielles sur les rochers, les récifs et les petits atolls, puis à les agrandir et à y établir des infrastructures militaires. Les autres pays de la région ont évidemment manifesté leur inquiétude, non seulement en raison de la menace que cela représente, mais aussi parce que la Chine s'approprie de facto des zones qu'ils revendiquent pour eux-mêmes et les expulse de zones qu'ils utilisent économiquement depuis des décennies, voire des siècles dans certains cas.

Mer de Chine méridionale

L'attitude des États-Unis, à une époque où leur centre d'intérêt était ailleurs sur la planète, était alors plutôt blasée et passive, mais tout a changé lorsque la Chine a commencé à étendre de manière significative sa présence militaire et ses installations sur trois des nouvelles îles artificielles. Cela a conduit les États-Unis à renforcer leur présence militaire dans la région, à effectuer des patrouilles stratégiques et à participer à des exercices aux côtés des forces armées d'autres pays dans le cadre de la MCM.  L'objectif était de démontrer leur position face aux revendications territoriales de la Chine et leur engagement à maintenir la liberté de navigation.  

Mais quelles sont les principales zones de litige et de tension ? Les plus importantes sont les îles Paracels (revendiquées par la Chine, le Viêt Nam et Taïwan) et les îles Spratley (revendiquées par le Viêt Nam, la Malaisie, Brunei, Taïwan et les Philippines).

Autour de ces deux zones, la Chine a établi une myriade de positions qui, si nécessaire, pourraient interdire la navigation à un endroit qui, en plus d'abriter d'importants gisements, constitue un goulot d'étranglement pour le trafic maritime. 

Les garde-côtes chinois à bord de leur navire à coque rigide utilisent des caméras fixes et vidéo pour enregistrer les activités à bord du navire du Bureau philippin de la pêche et des ressources aquatiques (BFAR) BRP Datu Tamblot près du haut-fond de Scarborough contrôlé par la Chine dans les eaux contestées de la mer de Chine méridionale - AFP/TED ALIBE

L'exemple le plus clair des conséquences des actions de Pékin se trouve dans les récents affrontements avec les navires philippins à proximité de l'atoll de Scarborough Shoal, occupé depuis 2012 et pour lequel les Philippines ont déposé une plainte devant la Cour permanente d'arbitrage de La Haye. 

Un autre acteur à ne pas oublier est l'Inde, dont la présence en mer de Chine méridionale s'est également accrue au cours de la dernière décennie. Pour New Delhi, il ne s'agit pas seulement des ressources et de l'exploitation de cette étendue de mer, mais sa présence dans la région fait partie d'une stratégie beaucoup plus large visant à contrer les ambitions expansionnistes du dragon chinois. L'Inde fait pression pour que ses eaux environnantes soient exemptes de litiges et considère son voisin du nord comme un problème potentiel dans l'océan Indien, en particulier depuis le début du développement de ce que l'on appelle le "collier de perles", plusieurs bases, ports et installations sous contrôle chinois qui jalonnent la "nouvelle route de la soie". La présence navale de la Chine est sans aucun doute une source d'inquiétude pour l'Inde. L'objectif de maintenir le commerce et les eaux ouverts, inclusifs et légalement protégés n'est pas propre à l'Inde, mais concerne la plupart des nations de l'ANASE. L'Inde s'efforce de jouer le rôle d'une puissance plus globale, en étant un exemple de croissance économique et nationale. Cela l'amène à comprendre l'importance de montrer sa présence tout en évitant les motifs de confrontation directe avec la Chine. Une approche plus pragmatique consisterait à ne pas s'immiscer dans la scène géopolitique complexe de l'Asie du Sud-Est, mais aussi à ne pas s'abstenir de forger de nouvelles alliances dans le cadre de la politique d'engagement à l'Est de 2014. La contribution de l'Inde ne doit pas nécessairement être entièrement militariste, mais pourrait adopter une approche plus centrée sur les personnes.

Mer de Chine méridionale

La mer de Chine méridionale présente aujourd'hui tous les symptômes d'une région sujette à une dangereuse escalade des tensions : tentatives d'équilibrer différentes hégémonies, course à l'exploitation maximale de toutes sortes de ressources, alliances de sécurité collective, démonstrations de puissance et tentatives de discussions bilatérales et multilatérales pour résoudre les problèmes. 

Mais ce qui distingue cette région de la plupart des conflits, c'est la possibilité qu'un éventuel conflit local serve de catalyseur pour faire tomber tous les dominos, impliquant toutes les puissances ayant des intérêts dans la région et déclenchant une guerre majeure à l'échelle quasi mondiale ou dont les conséquences affecteraient gravement l'ensemble de la planète. À ce stade, il est intéressant de rappeler les propos de Steve Bannon, stratège en chef de la Maison Blanche pendant le mandat de Trump, qui a qualifié la mer de Chine méridionale de "nouveau Moyen-Orient", notant que la prochaine grande guerre se déroulerait dans une décennie dans la même région. 

Des pays comme l'Inde et les Philippines ont déjà pris des mesures pour ajuster et améliorer leurs forces navales, en acquérant de nouveaux systèmes et en progressant dans la mise en place de capacités de production de défense locales, en raison du vif intérêt de la Chine pour le développement d'une force navale capable d'égaler celle des États-Unis à l'avenir (bien que cet objectif soit encore loin d'être atteint). L'amélioration de la présence maritime est de plus en plus importante, étant donné qu'à moyen terme, la suprématie navale de la Chine sur la MCM pourrait être difficile à égaler.

Des militants philippins organisent une manifestation condamnant les actions de la Chine lors d'un rassemblement dans les eaux contestées de la mer de Chine méridionale devant le consulat chinois à Makati City, Metro Manila, Philippines le 9 avril 2024 - REUTERS/LISA MARIE DAVID

Le principal défi aujourd'hui consiste à trouver des moyens de désamorcer la tension. La formule de la guerre froide consistant à établir des canaux de communication directs a déjà été très efficace.  Cela pourrait réduire les tensions actuelles entre les forces navales et les garde-côtes des différents acteurs. Ils ont tous une dynamique unique et les réunir autour d'une même table pour créer un espace diplomatique est une idée farfelue et difficile à réaliser. Cependant, si cela est fait, un discours fructueux pourrait être envisagé pour aider à trouver une issue à un conflit potentiel en établissant des mesures de confiance. 

En conclusion, l'attitude agressive et le fait accompli de la Chine dans la région des Grands Lacs nécessitent une vision à long terme et une combinaison de mesures de dissuasion diplomatiques, juridiques et militaires. Il convient toutefois d'être très prudent, car de mauvaises mesures pourraient détériorer la situation et provoquer une réaction chinoise sans précédent. Il faut comprendre que la question de la MCM n'est pas seulement un conflit régional. L'endiguement et la résolution en temps utile de cet espace permettront d'éteindre avant qu'elle ne commence une crise à laquelle le monde devra faire face à l'avenir. Une coordination étroite entre les parties concernées réduira les risques d'ingérence extrarégionale et contribuera à une dissolution rapide.

Le navire des garde-côtes philippins BRP Bagacay (C) touché par un canon à eau des garde-côtes chinois près du haut-fond de Scarborough, contrôlé par la Chine, dans les eaux contestées de la mer de Chine méridionale - AFP/Philippines Coast Guard (PCG)

La solution devra être globale et inclusive, de l'agression chinoise à la constitution d'alliances occidentales. Tous les acteurs devront être pris en compte afin d'élaborer une solution qui ne laisse personne de côté.