Le président Kais Saied a une tâche importante à accomplir pour que le pays aille de l'avant.

Tunisie : effondrement économique, social et politique

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La Tunisie est-elle à la dérive ? 

Aujourd'hui, l'image est celle d'un pays désorienté, dépassé par son économie délicate - un mal majeur - qui aggrave considérablement l'avenir d'une population fatiguée des gouvernements successifs1 depuis la révolte2 du 17 décembre 20103 à Sidi Bouzid, et qui n'ont pas su proposer de solutions viables à court, moyen et long terme pour cette belle nation méditerranéenne pleine de mélanges et prisonnière de ses dirigeants.


1.    Les chiffres en témoignent....

La Tunisie a été profondément touchée par la révolution de jasmin de 2011. Le chômage élevé, l'inflation des prix des denrées alimentaires, la corruption, le manque de libertés politiques et les mauvaises conditions de vie étaient à l'origine de ces protestations. Malgré l'éviction du président Zine El Abidine Ben Ali en janvier 2011, le pays ne s'est jamais remis sur le plan économique. En 2020, la situation déjà précaire a été aggravée par la crise économique provoquée par la pandémie de COVID-19. Le PIB a atteint -8,8% en 2020. Selon les prévisions actualisées du FMI d'avril 2021, la croissance du PIB devrait remonter à 3,8 % en 2021 et se stabiliser à 2,4 % en 2022, en fonction de la reprise économique mondiale post-pandémie. Si la crise du COVID-19 a aggravé la situation, la résilience économique s'est tarie en raison de politiques publiques indécises et d'une attitude protectionniste croissante des gouvernements. (voir encadré ci-dessous)

Les directeurs du FMI recommandent que la politique et les réformes budgétaires visent à réduire le déficit. Dans ce contexte, ils soulignent la nécessité de réduire la masse salariale et de limiter les subventions énergétiques, en donnant la priorité aux dépenses de santé et aux investissements, ainsi qu'en protégeant les dépenses sociales ciblées. Les administrateurs notent que la dette publique de la Tunisie deviendra insoutenable si un programme de réformes solide, crédible et largement soutenu n'est pas adopté. Ils ont également exhorté les autorités à rendre la fiscalité plus équitable et favorable à la croissance, et ont encouragé les mesures visant à apurer les arriérés accumulés dans le système de sécurité sociale. Ils ont souligné la nécessité de réformes profondes dans les entreprises d'État afin de réduire les passifs éventuels. Ils encouragent les autorités à adopter un plan visant à réduire les risques fiscaux et financiers des entreprises d'État, à renforcer la gouvernance d'entreprise et à améliorer la transparence et l'information financière.

Le taux d'extrême pauvreté, fixé en fonction du seuil international fixé à 1,90 dollar par jour, a néanmoins été maintenu en dessous de 1% en 2020. Mais en utilisant un seuil de 3,20 dollars par jour, la pauvreté serait passée de 2,9 % à 3,7 %. Les estimations prévoient également une augmentation du pourcentage de la population "vulnérable" menacée par la pauvreté. En prenant en compte un seuil de 5,50 dollars par jour, la proportion de personnes pauvres et vulnérables aurait dû passer de 16,7 % à 20,1 % de la population totale, estimée à 11,7 millions (estimations de la Banque mondiale 2019-2021).

La promotion de l'activité du secteur privé est essentielle pour accroître la croissance potentielle et la rendre plus riche en emplois et plus inclusive. Les réformes doivent se concentrer sur l'élimination des monopoles, la suppression des obstacles réglementaires et l'amélioration du climat des affaires. Alors que le pays subit l'impact de la COVID-19, le poids de sa dette va augmenter de manière significative, compte tenu du fort ralentissement de la croissance et de la détérioration du solde budgétaire primaire suite à la baisse des recettes et aux mesures prises pour faire face à la crise. En 2020, la dette publique devrait atteindre 89 % du PIB et la dette extérieure 110 % du PIB. Par conséquent, pour assurer la viabilité de la dette, les autorités tunisiennes devront mener une politique macroéconomique prudente à moyen terme et, surtout, poursuivre un assainissement vigoureux des finances publiques, une fois la crise du coronavirus passée.

Cependant, trois facteurs pourraient réduire les risques pour la viabilité de la dette : tout d'abord, la plupart des dettes extérieures et publiques sont dues à des créanciers officiels ; ces prêts ont des taux d'intérêt moyens relativement bas et des échéances longues, ce qui réduit les obligations du service de la dette. Deuxièmement, le risque de fortes fluctuations du taux de change, qui pourrait fortement influencer les niveaux d'endettement, est faible par rapport à d'autres pays émergents, car la Tunisie n'autorise pas les investissements internationaux dans des instruments à court terme, qui pourraient être rapidement annulés. Troisièmement, les banques tunisiennes sont peu exposées à la dette souveraine et aux engagements libellés en devises, ce qui accroît leur résistance aux chocs imprévus4.

2. La Tunisie est au cœur d'une crise politique et constitutionnelle.

Le président Kais Saied a décidé de geler les activités du parlement et de démettre le chef du gouvernement et le ministre de la défense. Il s'est également octroyé le pouvoir exécutif. Pour Vincent Geisser5, il s'agit d'un "coup de force", mais "il faut être prudent et attendre" avant de parler de "dictature". "Il faut espérer que l'on revienne à une sorte de ligne de sagesse républicaine", ajoute le spécialiste. La vérité est que les élections de 2019 ont amené une classe politique corrompue qui n'a pas respecté les règles du jeu électoral, selon le rapport des cours des comptes qui ont vérifié les comptes des listes qui ont participé à ces élections, de plus depuis 2019, il y a des tiraillements politiques majeurs, et des luttes si importantes que le pays a été paralysé économiquement, en fait les partis politiques ont privilégié l'esprit partisan plutôt que le travail sérieux, guidé par Nahdha, Karama, Kalb Tounes... ;

En conséquence, le président Kais Saied a fait une gymnastique constitutionnelle et s'est appuyé sur l'article 80 de la Constitution pour geler le Parlement et lever l'immunité des parlementaires, ainsi que pour démettre le chef du gouvernement et s'emparer de tous les pouvoirs pour une période de 30 jours6 .

Un autre aspect à prendre en compte est l'économie rentière7 dont souffre le pays, l'accès aux marchés est limité par la loi à une minorité d'hommes d'affaires qui ont des liens forts avec l'administration d'une part et les parlementaires d'autre part..... Ces individus, qui étaient déjà dominants sous le régime précédent, sont aujourd'hui les financiers de partis politiques corrompus et les partisans des barrières à l'entrée pour préserver leur part de marché. De plus, ces mêmes personnes contrôlent les banques et limitent l'accès aux financements pour les concurrents et ne profitent que des financements disponibles pour leurs propres intérêts.

Un pays rentier est un pays dont l'économie repose sur des rentes externes substantielles qui ne sont générées que par une partie minoritaire de la société et dont le principal bénéficiaire et distributeur est le gouvernement de ce pays. Beblawi (1987)8.

Tout à fait dans le style de ce qui se passait avant les soulèvements de 2010 dans différents secteurs ; rappelons le style quasi mafieux9 de la famille Trabelsi10 dont les tentacules s'étendaient dans les banques, les entreprises, les licences d'entrée dans le pays pour les entreprises étrangères, etc. (cas de la vente d'alcool dans les restaurants, qui leur donnait un avantage sur le reste, des licences d'importation de véhicules pour les amis et les proches du pouvoir, des monopoles et des cartels protégés par l'État dans des secteurs tels que le secteur financier avec une part de l'État d'environ 38%11, les ventes en gros, etc.) Les membres de la famille Ben Ali se sont particulièrement enrichis en participant aux appels d'offres publics, remportant la plupart d'entre eux grâce à des réglementations locales adaptées à leurs besoins. Les membres du clan BAT12 se sont constitués un énorme patrimoine immobilier composé de palais, de villas, de yachts et de voitures de luxe) Ce cancer est très difficile à combattre et reste profondément ancré dans les secteurs de l'économie tunisienne13.

"Si on est comme ça, c'est à cause des partis politiques qui ne pensent qu'à eux", souffle Adel Ben Trad. Sur l'étal où il travaille au marché de Bab El-Falla, l'un des plus abordables de Tunisie, ce boucher de 50 ans a vu la situation se dégrader depuis la chute du dictateur Zine El Abidine Ben Ali en 2011. Il approuve donc pleinement le coup de force du président de la République, Kais Saied, qui vient de geler l'activité du parlement et de s'octroyer le pouvoir exécutif, profitant de l'hostilité généralisée de l'opinion publique à l'égard des gouvernants. Dans le passé, ses steaks et ses côtelettes d'agneau étaient très populaires. Mais aujourd'hui, la viande rouge n'a plus sa place dans le budget de nombreux Tunisiens. "En dix ans, nous avons dû perdre la moitié de nos clients", dit l'employé.

3. quels sont les scénarios ?

Il est difficile de le prévoir, mais il se pourrait qu'il y ait un coup d'État temporaire, provisoire, dont le but est que le président de la République reprenne l'avantage, impose ses ministres et ses politiques publiques, ou que ce soit le début d'un processus autoritaire de personnalisation du pouvoir présidentiel, et le passage de la deuxième République démocratique à une troisième République dont l'orientation est très incertaine et qui serait beaucoup plus autoritaire que la deuxième. Une démocratie émergeant d'un régime autoritaire qui a duré plus de 50 ans, dont 23 sous Ben Ali, est généralement fragile. La vérité est que les Tunisiens ont été habitués à être dirigés pendant de nombreuses années et qu'ils n'ont pas encore été capables de digérer, de gérer et de profiter de cette démocratie naissante. Un chômage structurel profondément ancré, des infrastructures publiques qui se détériorent, une inflation permanente... Tous ces facteurs à l'origine de la révolution de 2011 continuent de gangrener la Tunisie, provoquant une amertume à la hauteur des espoirs suscités en 2011.Les coalitions parlementaires qui ont réussi depuis n'ont pas réussi à réformer l'économie et la pandémie a mis le petit pays d'Afrique du Nord à genoux14 . La promotion de l'activité du secteur privé est essentielle pour accroître la croissance potentielle et la rendre plus riche en emplois et plus inclusive. Les réformes doivent se concentrer sur l'élimination des monopoles, la suppression des obstacles réglementaires et l'amélioration du climat des affaires.

4. Qui est Kais Saied ?

Sa campagne, menée avec seulement 4 000 euros, loin des projecteurs, porte ses fruits auprès des jeunes : neuf sur dix ont voté pour le candidat. "Tout le monde se souvient de lui, buvant son expresso, une cigarette à la main, visitant les cafés dans les villages du pays", se souvient Yasmine Gmar, ancienne étudiante en droit de Kais Saied. La jeune femme, qui vit aujourd'hui en France, se souvient d'un professeur à l'air stoïque, mais apprécié de ses étudiants : "Il y avait un clan de professeurs assez proches du gouvernement, mais lui ne faisait partie d'aucun groupe, et il en était fier. Il était impossible de dire s'il était de gauche ou de droite..... Un véritable ovni politique !

Il est conservateur sans être islamiste, populiste sans être démagogue..... Il ne rentre dans aucun moule. Pourtant, deux ans après son élection, Kais Saied peine à tenir ses promesses. COVID-19, violence policière... La Tunisie traverse une crise multiforme, aggravée depuis plusieurs mois par la rivalité entre la présidence et le chef du gouvernement. Surtout que les détracteurs du chef de l'État lui reprochent ses tendances de plus en plus "autoritaires". En avril, Kais Saied avait déjà provoqué une controverse en affirmant être le commandant suprême de toutes les forces militaires, y compris les forces civiles.

Cette nouvelle tournure des événements permettra-t-elle à la jeune démocratie de sortir de son incertitude ? "Ce qui est certain, c'est que le président fait sortir la Tunisie de son immobilisme. Un pays comme la Tunisie, géographiquement privilégié, tourné vers l'Europe, avec des taux d'éducation élevés, ne peut pas rester immobile, et prisonnier d'une administration grise, lourde et trop fonctionnaire quand des décisions doivent être prises. L'économie exige des réponses urgentes et la Tunisie les mérite.

5.    Conclusion

Les décisions de Kais Saied ont été accueillies par des manifestations de joie par la majorité des Tunisiens, qui n'ont pas hésité à crier "A bas le Parlement" et à dénoncer les islamistes d'Ennahda. Des réactions qui ne laissent aucune place à l'inquiétude, sachant que les Tunisiens sont pragmatiques, viscéralement attachés à la démocratie et ont horreur de l'aventurisme et du saut dans l'inconnu. Ils ont compris que leur président était poussé à bout par deux hommes : le chef du gouvernement et Ghannouchi, le leader d'Ennahda15 .  Ennahda participe à la gestion du gouvernement depuis 2011. Fidèle à la pratique de l'infiltration si typique des Frères musulmans, elle s'est efforcée de s'immiscer autant que possible dans la gestion des affaires de la société, au point d'exiger, par exemple, l'indemnisation des victimes de la dictature de Ben Ali, ce qui revient à dire des militants "Ennahdistes", alors que le pays est à genoux sur le plan économique et que la pandémie de COVID est devenue ingérable, des problèmes qui constituaient une menace existentielle pour la Tunisie. Tout cela s'accompagne d'une corruption digne de l'ère Ben Ali. Les Tunisiens ne sont pas nés d'hier, ils ont vu ce qui se préparait et ont immédiatement compris le danger. La Tunisie n'a pas besoin d'islamisme, ce dont elle a besoin, ce sont des solutions économiques viables et de les mettre en œuvre immédiatement. Or, dans un pays au bord de la faillite, Ennahda non seulement ne propose pas de programme économique, mais ne remet en cause ni le tournant libéral adopté par l'Etat depuis les années 1980, ni les réformes imposées par les financiers, sans proposer de solutions à la crise du pays. Laissons du temps à Kais Saied, le nettoyage de l'administration de l'État n'est pas une tâche facile, et il faut des mesures dures et définitives. La Tunisie a besoin de nous et nous, en Europe, en avons besoin aussi. La Méditerranée a besoin d'une Tunisie dans les meilleures conditions possibles.

Références :

1. présidence de Marzouki (2011 - 2014), présidence de Béji Caïd Essebsi (2014 - 2019), présidence de Kaïs Saied (2019 - ).

2. La révolution démocratique tunisienne, dont l'avenir est incertain et susceptible d'être inversé, est l'événement le plus important qui se soit produit dans le monde arabe depuis la Seconde Guerre mondiale. (La leçon tunisienne.essai : Sami Naïr)

3. Bien que selon Noam Chomsky, le célèbre philosophe et activiste américain, il considère les manifestations d'octobre 2010 au Sahara occidental comme le point de départ des révoltes. Chomsky, Noam ; Bishara, Marwan (21 février 2011). "Le génie est sorti de la bouteille". Al Jazeera.

4. https://www.imf.org/fr/Countries/TUN/tunisia-qandas

5. Vincent Geisser, chercheur à l'Institut de recherches et d'études sur le monde arabe et musulman (Iremam).

6. Bassem Jmal. Expert en stratégie de gouvernance et en finance d'entreprise chez SGFE

7. État rentier est un terme utilisé en politique pour désigner les pays dont les revenus proviennent d'activités économiques non productives (primaire-exportation), généralement l'extraction pétrolière, négligeant le développement d'autres secteurs de l'économie qui garantiraient un développement durable et facilitant la destruction des ressources naturelles à la recherche d'une rentabilité économique immédiate. Selon certains politologues et économistes, cette pratique tend à se consolider dans les gouvernements non démocratiques et permet aux gouvernements dictatoriaux de limiter les libertés publiques, empêchant l'émergence de grands groupes sociaux en désaccord avec le régime.

8. Beblawi, H. 1987. " L'État rentier dans le monde arabe. Dans The Rentier State, ed.

9. Le clan Ben Ali-Trabelsi était une organisation à structure familiale clanique dans la plus stricte tradition mafieuse méditerranéenne qui s'est développée au sein du système politique et économique tunisien par la corruption et les menaces. La caractéristique de ce clan Trabelsi est son manque d'éducation, son faible statut social et son avidité pour la richesse. (les nouveaux riches)

10. Leila Trabelsi, l'épouse de Ben Ali, président fantôme et véritable tsarine qui régnait par décret.

11. Le secteur financier tunisien a été impliqué dans de graves scandales de corruption et une mauvaise gestion financière fondée sur des liens personnels avec un portefeuille de prêts irrécouvrables accordés à des hommes d'affaires tunisiens qui profitent de leurs liens avec le pouvoir pour ne jamais les rembourser. (J'en ai été personnellement témoin lors de mon séjour en Tunisie).

12. BAT : Ben Ali-Trabels

13. La régente de Carthage, Nicolas Beau, Catherine Graciet. Toute la vérité sur la chute du président Ben Ali
Chokri Gharbi (Auteur)

14. https://information.tv5monde.com/

15. Échec de l'islamisme tunisien. TAYEB BELGHICHE