L’ingénierie sociale silencieuse de l’identité autochtone marocaine

Amazigh - PHOTO/FILE
Comment six décennies de politique linguistique ont transformé une nation amazighe/berbère en une nation arabophone
  1. Origines impériales du nationalisme arabe
  2. La machinerie de la transformation
  3. Révolution éducative ou machine arrière éducative ?
  4. Media Transformation
  5. L’arabisation administrative
  6. Le piège de l’utilisation de l’orthographe Tifinagh pour écrire l’Amazigh
  7. La transformation démographique
  8. La dimension régionale
  9. La réponse institutionnelle
  10. Résistance numérique et influence de la diaspora
  11. Leçons pour le monde postcolonial
  12. Le prix du succès

L’arabisation systématique du Maroc révèle la puissance et le coût humain de l’ingénierie culturelle postcoloniale 

Dans l’ancienne ville de Fès, les touristes admirent les mosaïques complexes de la médersa Bou Inania, construite au XIVe siècle par la dynastie mérinide. Leurs guides, parlant couramment l’arabe entre autres langues aux visiteurs internationaux, mentionnent rarement que les Mérinides, tout comme les Almoravides et les Almohades avant eux, étaient des dynasties Amazighes/berbères dont l’héritage architectural représente l’apogée de la civilisation indigène Marocaine. Cette omission illustre l’une des transformations les plus réussies, mais aussi les moins étudiées, du monde postcolonial.  

La conversion systématique du Maroc d’une nation majoritairement berbérophone en une nation ostensiblement arabophone. 

Lorsque le consul français Louis de Chénier documenta la société marocaine en 1787, il observa que les langues berbères prédominaient dans les zones rurales, tandis que l’arabe restait cantonné aux élites urbaines et aux contextes religieux. Près de deux siècles plus tard, un recensement français de 1936 estimait que 60 à 70 % des Marocains parlaient le « berbère » (terme corrigé pour devenir Amazigh a cause de sa connotation péjorative). Pourtant, en 2024, ce chiffre était tombé à seulement 18,9 %, soit l’un des changements linguistiques les plus spectaculaires de l’histoire moderne. 

Ce phénomène n’est pas le résultat d’une évolution naturelle ou de l’urbanisation. Il découle de politiques délibérées visant à forger l’unité nationale par l’homogénéisation culturelle, mises en œuvre par une élite postindépendance qui considérait la diversité et l’encrage culturel des marocaines et marocains comme un obstacle à la solidarité arabe et à l’intégration régionale.

Origines impériales du nationalisme arabe

Pour comprendre la transformation du Maroc, il faut d’abord saisir les origines impériales du nationalisme arabe qui a façonné sa trajectoire postindépendance. Loin d’être un mouvement authentiquement anticolonial, le nationalisme arabe a été délibérément encouragé par les services secrets britanniques pendant la Première Guerre mondiale comme un outil destiné à fragmenter l’Empire ottoman tout en maintenant l’influence occidentale au Moyen-Orient. 

T.E. Lawrence, l’officier britannique qui orchestra une grande partie de la révolte arabe, reconnut explicitement cette stratégie dans sa correspondance, notant que des États arabes fragmentés seraient « inoffensifs pour nous ». La correspondance Hussein-McMahon de 1915-1916 promettait l’indépendance arabe en échange de la révolte contre les Ottomans, alors que la Grande-Bretagne négociait secrètement l’accord Sykes-Picot pour diviser la région avec la France. 

Cette idéologie nationaliste arabe, influencée par les Britanniques, s’est ensuite diffusée en Afrique du Nord par le biais de jeunes intellectuels marocains ayant étudié en Égypte et en Syrie durant l’entre-deux-guerres. Le Parti de l’Istiqlal (Indépendance) du Maroc illustre bien cette transmission, ses dirigeants revenant des pays arabes imprégnés d’une idéologie panarabiste rejetant explicitement l’identité amazighe indigène au profit d’une unité arabe controuvée. 

La Proclamation d’indépendance de 1944 définissait le Maroc comme faisant partie du « Maghreb arabe », reflétant l’influence des mouvements égyptiens et syriens où nombre de leaders de l’Istiqlal avaient étudié. Comme l’a rapporté Al Arabiya en 2011, certains membres du parti estimaient que les langues régionales devaient être découragées au profit de l’unité arabe, certains allant même jusqu’à appeler à l’élimination complète de la langue et de l’identité amazighes. 

Amazigh - PHOTO/FILE

La machinerie de la transformation

L'ingénierie culturelle Marocaine s'est appuyée sur trois mécanismes principaux : l'éducation, les médias et la politique administrative. Chaque unes d'entre elles s'est renforcé mutuellement dans un système global visant à remodeler l'identité nationale. 

Révolution éducative ou machine arrière éducative ?

L'intervention la plus décisive a eu lieu dans les années 1980, lorsque le Maroc a systématiquement remplacé le français par l'arabe comme langue principale d'enseignement « dans le secteur public ». La circulaire n° 47 du ministère de l'Éducation nationale de mars 1983 a rendu obligatoire l'enseignement de l'arabe pour toutes les matières, à l'exception bien évidemment des langues étrangères, tandis que la circulaire n° 52 interdisait expressément l'utilisation des langues régionales dans l'enseignement en classe, même dans les régions où les amazighophones constituaient la majorité. 

L'impact a été dévastateur pour les communautés berbérophones. Des recherches menées par l'Université Hassan II ont révélé que les élèves amazighophones affichaient des taux d'abandon scolaire plus élevés et des résultats scolaires inférieurs après la mise en œuvre de l'enseignement en arabe. L'obligation de maîtriser l'arabe pour accéder aux contenus éducatifs a créé des obstacles systématiques à la réussite scolaire conséquemment a l’ascension sociale et marginalisation d’une partie de la population marocaine. 

Paradoxalement, le français a été délibérément conservé dans l'enseignement supérieur et les filières techniques, créant une hiérarchie linguistique complexe, comme l'a décrit le linguiste Gilbert Grandguillaume. Les élèves scolarisés dans les écoles publiques arabophones se sont heurtés à des obstacles pour accéder à l'enseignement supérieur dans des domaines où la maîtrise du français restait essentielle. La politique d’alternance linguistique de 2019, qui impose l’enseignement du français dans les matières scientifiques et technologiques, a renforcé cette position privilégiée tout en excluant les langues autochtones dans l’enseignement technique.

Media Transformation

Media Transformation 

La restructuration du paysage médiatique marocain a démontré le caractère systématique de la mise en œuvre de sa politique linguistique. La chaîne de télévision TELMA, avant l'indépendance, qui a commencé à diffuser en 1954 principalement en français, a été méthodiquement restructurée pour privilégier les contenus en arabe. 

La loi sur la radiodiffusion de 1962 imposait que 70 % des programmes télévisés soient en arabe, un chiffre qui a atteint 85 % en 1980. L'instauration du monopole d'État de la Radio-Télévision Marocaine a éliminé la radiodiffusion privée, qui aurait pu offrir une représentation linguistique alternative. 

Lorsque la programmation télévisuelle en tamazight a finalement été lancée en 2006, des créneaux horaires limités en heures creuses lui ont été attribués et elle s'est concentrée sur les contenus folkloriques plutôt que sur l'actualité ou l'expression culturelle contemporaine. Les restrictions de contenu interdisaient les analyses d'actualité, les commentaires politiques ou les programmes éducatifs susceptibles de remettre en cause les discours officiels. 

L’arabisation administrative

Le plus symbolique est peut-être l'arabisation complète de l'appareil administratif marocain. La réforme de l'immatriculation des véhicules de 2000 a introduit des plaques d'immatriculation comportant les lettres arabes « ا, ر, ب », remplaçant ainsi la neutralité des systèmes numériques qui avaient pris en compte la diversité linguistique, (en 2025 l’Europe a fait pression pour que les véhicules marocains portent des plaques minéralogiques contant des lettres en latin (A,B,C) pour circuler sur le territoire européen). Plus important encore, le décret du ministère de la Justice de 1965 imposait que tous les documents officiels, procédures judiciaires et communications administratives soient rédigés exclusivement en arabe.  

Cette exigence a créé des désavantages particuliers pour les communautés amazighes rurales peu alphabétisées en arabe, les excluant d'une pleine participation aux processus juridiques et administratifs.

Le piège de l’utilisation de l’orthographe Tifinagh pour écrire l’Amazigh

Lorsque la pression nationale et internationale a finalement contraint le Maroc à reconnaître les langues berbères/Amazighes, la réponse de l'État a révélé la sophistication de son ingénierie culturelle. La décision de 2003 d'adopter l'alphabet tifinagh pour l'écriture des langues amazighes a été présentée comme un acte de renouveau culturel et de préservation du patrimoine. En matérialité, ce choix visait à isoler les Amazighs marocains de leurs homologues régionaux, qui utilisaient l'alphabet latin pour la vaste littérature kabyle et le matériel pédagogique. En empêchant la collaboration linguistique transfrontalière, la décision tifinagh a renforcé la fragmentation qui servait les intérêts des États marocain et algérien.

Elle a également engendré des difficultés pratiques pour l'éducation amazighe marocaine. Les enseignants ont dû suivre une formation complémentaire approfondie, les manuels scolaires ont dû être entièrement révisés et les systèmes numériques ont eu du mal à intégrer l'alphabet amazigh. Ces obstacles « techniques » ont fourni des prétextes commodes pour justifier la lenteur de la mise en œuvre, tout en semblant soutenir les droits des autochtones.

Amazigh

La transformation démographique

Le succès de l'ingénierie culturelle marocaine se manifeste clairement à travers l'évolution démographique des langues parlées dans le pays. Historiquement, les langues amazighes (berbères) étaient prédominantes. En 1952, l'administrateur français André Basset estimait qu'une « petite majorité » de Marocains étaient berbérophones. Ce constat fut corroboré en 1973 par un rapport de la CIA, qui indiquait que 60 à 70 % des Marocains parlaient le berbère. 

Cependant, les décennies suivantes ont été marquées par un déclin significatif. Le recensement national de 1960 révélait que 34 % de la population était berbérophones (ce recensement contredit le rapport de la CIA sorti 13 ans plus tard qui parlait de 60 à 70%). En 2024, ce pourcentage a chuté drastiquement à 18,9 %, représentant une diminution de près de 45 % en seulement six décennies. 

Cette transformation est particulièrement frappante dans les zones urbaines. La région de Casablanca-Settat, moteur économique du Maroc, ne compte plus que 3,6 % de berbérophones natifs. Même les bastions traditionnellement berbères, comme le Souss-Massa, ont connu un recul spectaculaire, passant d'environ 80 % de berbérophones en 1960 à 56,4 % aujourd'hui. 

Un autre indicateur majeur de ce déclin est le faible taux d'alphabétisation en berbère. Seuls 1,5 % des Marocains savent lire et écrire en berbère, comparativement à 99,2 % en arabe. Ce déficit d'alphabétisation limite considérablement le rôle des langues berbères, les empêchant de servir de vecteurs efficaces pour l'éducation, le commerce ou la gouvernance moderne, même lorsqu'elles sont parlées oralement.

La dimension régionale

La campagne d'arabisation du Maroc doit être comprise dans son contexte géopolitique plus large, et notamment dans la douloureuse exclusion du royaume de l'intégration européenne. En 1987, le roi Hassan II avait officiellement demandé l'adhésion du Maroc à la Communauté économique européenne, malgré des refus informels deux ans plus tôt. Cette candidature reflétait une profonde inquiétude face à la marginalisation économique consécutive à l'adhésion de l'Espagne et du Portugal à la CEE en 1986, le Maroc craignant de perdre ses marchés d'exportation agricole au profit de concurrents ibériques nouvellement admis. 

Le rejet rapide de la candidature marocaine, motivé par le fait que le Maroc n’était pas considéré comme un « pays européen » selon les critères géographiques du Traité de Rome, a constitué un échec humiliant. Pourtant, le royaume partageait avec l’Espagne le détroit de Gibraltar, entretenait des liens historiques séculaires avec l’Europe et se percevait comme une nation culturellement sophistiquée. Malgré ces atouts, il s’est vu définitivement exclu d’un club européen prospère, alors même que certains de ses voisins immédiats y trouvaient leur place. 

Ce refus a eu un impact profond sur l’orientation politique du Maroc. Confronté à cette exclusion malgré sa proximité géographique et ses affinités historiques avec l’Europe, le gouvernement de Hassan II a renforcé son adhésion au nationalisme arabe. Ce virage stratégique visait à compenser le rejet européen en consolidant l’identité arabe du pays, tout en offrant une voie alternative pour son intégration régionale et sa légitimité internationale. Ainsi, ce qui était à l’origine une déception géopolitique s’est transformé en une véritable révolution culturelle, poussant le Maroc à se tourner résolument vers le monde arabe après avoir été écarté de l’Europe.

La réponse institutionnelle

L'amendement constitutionnel de 2011 reconnaissant l'amazigh comme « langue nationale » a représenté la reconnaissance officielle la plus importante des droits des Amazighs dans l'histoire du Maroc après indépendance. Cependant, sa mise en œuvre concrète a été limitée. Une étude menée par Transparency Maroc a révélé que les langues amazighes restent largement exclues des communications officielles du gouvernement, des procédures judiciaires et des fonctions administratives.  

La création de l'Institut royal de la culture amazighe (IRCAM) en 2001, dotée d'un financement de plus de 100 millions de dollars, était axée sur la recherche, la normalisation ou standardisation et la promotion culturelle. Cependant, l'accent mis par l'Institut sur les aspects folkloriques plutôt que sur la reconnaissance politique ou administrative a conduit les militants à y voir un compromis mesuré plutôt qu'une véritable autonomisation.  

L'approche de l'IRCAM à l'égard des langues amazighes du Maroc, qui considère le Tarifit, le Tachelhit et le Tamazight comme des langues distinctes plutôt que comme des dialectes d'une même famille, renforce potentiellement les divisions régionales au lieu de promouvoir une plus grande unité amazighe.

Cette fragmentation pourrait refléter des choix politiques délibérés visant à empêcher l'émergence d'un mouvement politique unifié pro identité marocaine.  

Résistance numérique et influence de la diaspora

Malgré une marginalisation systématique, les communautés amazighes ont trouvé de nouvelles voies d'expression culturelle grâce aux technologies numériques. Les plateformes de médias sociaux ont permis la création de contenus en langue amazighe qui touchent le public national et celui de la diaspora, contournant ainsi les restrictions des médias traditionnels.  

Les communautés de la diaspora amazighe marocaine en Europe et en Amérique du Nord ont joué un rôle crescendo dans le soutien aux mouvements nationaux de défense des droits linguistiques, en fournissant des financements, une expertise technique et un plaidoyer international. Ces réseaux transnationaux ont facilité les liens avec d'autres mouvements de défense des droits des autochtones à l'échelle mondiale, créant ainsi de nouvelles formes de solidarité qui transcendent les frontières nationales.

Amazigh

Leçons pour le monde postcolonial

L'expérience du Maroc offre des enseignements éclairants sur les mécanismes de la transformation culturelle à l'ère postcoloniale. La réussite (incriminatrice) du royaume dans la refonte de son identité nationale démontre que les États disposent d’outils formidables en ingénierie sociale, mais révèle également le coût humain et culturel de tels projets. 

Le cas marocain remet en question les discours conventionnels sur la décolonisation. Plutôt que de représenter une rupture nette avec le régime colonial, la campagne d'arabisation du Maroc a poursuivi un projet idéologique par différents moyens. L'influence culturelle française a été remplacée non par un renouveau autochtone, mais par une autre forme d'hégémonie culturelle externe, plus efficace car elles apparaissaient théologiquement et idéologiquement « autochtones ». 

Ce schéma s'étend au-delà du Maroc. Dans le monde postcolonial, les États nouvellement indépendants ont souvent recherché l'homogénéisation culturelle au nom de l'unité nationale, marginalisant systématiquement les minorités autochtones (majorité dans le cas marocain) au profit des groupes dominants. Les résultats ont été remarquablement constants : une consolidation politique à court terme obtenue par un appauvrissement culturel à long terme.

Le prix du succès

Aujourd'hui, le Maroc témoigne de la puissance de l'ingénierie culturelle menée par l'État. Le royaume a réussi sa transformation, passant d'une nation majoritairement berbère à une nation ostensiblement arabophone, obtenant l'intégration politique et l'influence régionale recherchées par ses dirigeants après l'indépendance. 

Ce succès soulève cependant des questions délicates sur la nature de l'identité nationale et des droits des autochtones. Les communautés Amazighs/berbères du Maroc, descendantes des civilisations qui ont bâti Fès et Marrakech et d’autres villes impériales, contrôlé les routes commerciales transsahariennes et créé des merveilles architecturales attirant des millions de touristes, se retrouvent désormais étrangères sur leur terre ancestrale. 

Comme le soulignent les dernières lignes de la recherche universitaire : « Le remplacement de l'identité marocaine a eu un impact direct sur les intérêts nationaux et les politiques étrangères. Minimiser la véritable histoire du passé impérial amazigh du Maroc perturbe les ressortissants marocains quant à l'héritage du royaume et divise leur allégeance envers des idéologies étrangères introduites par une élite politique postcoloniale influencée par l'idéologie. » 

L'expérience du royaume suggère que la non-diversité culturelle faisant partie d’un monde arabe par adoption assimilée et unité politique sont compatibles, mais atteindre cet équilibre exige des dirigeants à accepter la complexité plutôt qu'à imposer la simplicité. Le Maroc a choisi la voie de l'homogénéisation, et si cette stratégie a généré des gains politiques à court terme, ses conséquences à long terme sur la cohésion nationale et l'identité authentique restent à déterminer, en sachant que d’autres expériences ont crées des résultats négatifs, pertes de valeurs propres, de traditions propres, d’ouverture sur les autres et surtout se sentir partie intégrante du monde global.      

Alors que d'autres nations sont aux prises avec des questions d'identité et d'appartenance dans un monde de plus en plus interconnecté, la révolution culturelle silencieuse du Maroc offre à la fois un avertissement et un rappel du pouvoir formidable des États à remodeler les sociétés qu'il gouverne. La question est de savoir si les générations futures considéreront cette transformation comme une modernisation nécessaire ou comme l'un des actes d'effacement culturel les plus néfastes de l'ère postcoloniale.

Jalal Nali est un auteur multilingue et expert en stratégies de diplomatie publique et en communication, connu pour ses contributions académiques en gestion, en sécurité et ses contributions majeurs dans le domaine des études diplomatiques.  

Source research article: (1) Arabic Social Engineering and Cultural Identity in Post-Independence Morocco: An Analysis of Arabisation and its Impact on Moroccan Communities