La "lutte pour le Liban" : le fédéralisme est-il une solution à l'impasse du consociationalisme ?
Le Liban dans un contexte mondial fluide
Ce qui se passe au Liban mérite la plus grande attention, mais reste marginal dans le débat constitutionnel mondial. Point de confluence unique dans la "Grande Méditerranée", le Liban est un précurseur de phénomènes géopolitiques et un extraordinaire laboratoire des principes constitutionnels et de leur confrontation.
La situation actuelle est de plus en plus préoccupante. Fin 2021, les tensions entre communautés confessionnelles ont recommencé à se manifester : des milices irrégulières ont défilé sans foi ni loi dans les rues de Beyrouth et quelques incidents armés se sont produits, précisément dans les zones où la guerre civile a éclaté, et quelques morts ont été enregistrés. Les élections de 2022 ont apporté des changements modestes mais potentiellement significatifs, puisque le Hezbollah et ses alliés (Amal, Mouvement patriotique libre et autres) ont perdu leur majorité (de 71 à 62 députés) et que 13 députés ont été élus parmi les groupes émergents et les listes de la société civile, ce qui est un exploit dans un système électoral sectaire qui favorise les partis politiques établis. En outre, huit femmes ont été élues, contre six en 2018.
Si, comme l'affirment certains experts, la confrontation mondiale se fera de plus en plus entre les "puissances terrestres" (Russie, Chine et Iran) et les "puissances maritimes" (États-Unis et Grande-Bretagne), le Liban pourrait être un champ de bataille de premier ordre. En effet, comme l'a justement souligné Braudel, le pays est à la fois "fluide" et "physique", composé d'une "guirlande de petits ports adossés aux montagnes, situés sur des péninsules et des îlots, comme s'ils voulaient rester étrangers à un continent trop souvent hostile"[2].
Tout ceci impose de considérer le Liban comme un cas urgent sur la scène internationale et de procéder à un examen critique de ses mécanismes constitutionnels (formels et informels). Cette analyse vise à relancer le débat en décrivant brièvement les principaux principes du partage sectaire du pouvoir sur lequel repose le pays et en présentant différents points de vue d'universitaires libanais sur l'épineuse question du système consociatif et de sa relation (potentielle) avec le cadre territorial du pays.
Le délicat équilibre historique sur lequel repose le pays complique la situation au Liban. La reprise du "grand jeu" - pour reprendre l'expression de Kipling - entre les puissances mondiales à la suite de l'invasion de l'Ukraine par la Russie, le réalignement mondial majeur qui s'ensuit et la fluidité générale des frontières au Moyen-Orient, accélérée par la présence russe et iranienne, risquent de conduire à une intensification de la "ruée sur le Liban".
Un pied dans la porte du Liban garantit une projection stable vers la Méditerranée, une mer mondiale par nature, fermée et ouverte à la fois, un diaphragme entre les nouveaux blocs, une mer mondiale qui, comme toujours dans l'histoire, depuis des millénaires, a été et sera décisive dans toutes les guerres.
Ainsi, le système centralisé et confessionnel actuel a conduit à la fragmentation, aux conflits internes et, surtout, à une extrême porosité. Les acteurs extérieurs peuvent facilement influencer l'échiquier interne libanais en déplaçant leurs représentants, qui garantissent le consensus grâce à la logique sectaire de répartition des postes gouvernementaux, des ressources et de l'argent public.
Dans ce contexte mondial de nouvelle confrontation des blocs et de "lutte pour le Liban" (ainsi que pour la Méditerranée), il faut trouver une formule politique et constitutionnelle qui permette au Liban d'éviter un conflit viscéral qui est sur le point d'éclater à nouveau à mesure que la confrontation mondiale s'intensifie, dans la peau de la population libanaise. La seule réponse peut être une solution politique et constitutionnelle qui réponde aux caractéristiques d'une trajectoire sociopolitique unique dans le monde.
L'impasse actuelle a de nombreuses racines. L'une des origines des problèmes actuels de la région avant la création du Liban est - logiquement - fondamentalement géopolitique et remonte à la partition géométrique du Moyen-Orient post-ottoman avec l'accord Sykes-Picot de 1916, et au choix de créer des États à partir de rien, sans tenir compte des aspects ethno-religieux et, surtout, sans impliquer les masses. Ainsi, la création de l'État libanais en 1926 a débouché sur un système très centralisé, inspiré du modèle français, qui négligeait les autonomies locales, lesquelles n'étaient pas dotées de pouvoirs ou de ressources substantiels. Les réformes ultérieures, y compris les accords de Taëf de 1989[3], n'ont pas modifié cette situation. En conséquence, le système libanais, bien que fortement centralisé, n'a pas réussi à établir un sentiment commun d'appartenance (nationale) et une vision partagée des intérêts du pays et de ses communautés[4]. Le Liban ne parvient donc pas à garantir un niveau de vie acceptable à sa population, prisonnière d'une division sectaire des communautés et d'un système politique marqué par la corruption et la mauvaise gestion. L'énigme de l'arrangement constitutionnel du pays est la persistance d'une forte centralisation combinée à son incapacité à produire des résultats, conduisant de nombreux acteurs à continuer à préférer l'appartenance à une communauté plutôt qu'à une nation.
La crédibilité des institutions libanaises est en outre minée par la présence d'armées irrégulières et d'organisations criminelles qui s'enrichissent grâce aux trafics illicites. Le cas des milices du Hezbollah - qui ne sont pas les seules forces irrégulières du pays - est emblématique. La présence de milices a été évoquée à plusieurs reprises, y compris dans le cadre des négociations nucléaires, mais l'Iran a toujours réussi à dissocier la question de la menace nucléaire et celle de la présence paramilitaire sur le sol étranger. L'idée que le confessionnalisme puisse à lui seul compenser toutes ces lacunes, en tenant compte des énormes diversités du pays et des intérêts divergents des différentes communautés et des voisins, a été un échec sur toute la ligne.
Il est souvent avancé que toute réforme visant à rompre avec l'inefficacité du partage confessionnel du pouvoir doit inclure un élargissement des pouvoirs et du rôle des autonomies locales, les seules institutions qui ont fait preuve d'une certaine efficacité. Certaines propositions vont parfois jusqu'à suggérer une structure fédérale pour sortir de l'impasse confessionnelle. Cependant, le fédéralisme est souvent conçu comme une couverture territoriale pour les mêmes divisions confessionnelles (fédéralisme ethno-religieux) plutôt que comme un outil pour réduire leur importance. Le fédéralisme est donc un terme extrêmement controversé et chargé, qui revêt des significations différentes selon les acteurs[5].
Quoi qu'il en soit, la question reste de savoir si et dans quelle mesure l'inversion de la relation centre-périphérie peut accroître la stabilité et réduire les conflits communautaires[6]. Le fédéralisme peut-il être laïque dans le contexte libanais ? Comment un nouveau cadre territorial devrait-il être conçu pour promouvoir la paix et le développement par le biais de l'autogouvernance ? En outre, qui est prêt à soutenir politiquement le processus de réforme ? À l'heure actuelle, il semble peu probable qu'une majorité parlementaire se forme autour d'un tel programme[7], en particulier après les dernières élections générales de mai 2022, et il n'est pas non plus évident qu'il y ait ou qu'il puisse y avoir un véritable consensus parmi les citoyens en faveur d'une telle réforme.
Malgré des conditions préalables incertaines, l'échec de plus en plus évident du système actuel pourrait accélérer le processus de réforme et un débat est nécessaire, au niveau national et international, pour préparer les prochaines étapes d'une manière rationnelle et procéduralement prédéterminée, en évitant que le chaos et la violence ne dominent l'inévitable processus de réforme, quelle que soit la direction qu'il prenne. Le caractère inévitable du changement est attesté par certains appels extrêmes en faveur d'une résolution de l'ONU déclarant le Liban comme un État défaillant et une menace pour la paix en vertu du chapitre 7 de la Charte des Nations unies, imposant une abolition par le haut du système confessionnel et établissant éventuellement un comité de décentralisation[8].
Le dilemme fédéral refait périodiquement surface dans le débat libanais, malgré l'absence de consensus transversal et d'acteurs politiques favorables. Plus la crise est aiguë, plus le besoin de solutions constitutionnelles se fait sentir.
A propos de l'auteur :
Francesco Palermo est professeur de droit constitutionnel comparé à l'Université de Vérone et directeur de l'Institut du fédéralisme comparé à Eurac Research à Bolzano/Bozen (Italie). Il est l'initiateur du groupe de recherche de l'AIVL sur le constitutionnalisme et le pluralisme social.
Lorenzo Somigli est journaliste. Il analyse la "Grande Méditerranée" dans des revues italiennes et internationales telles que leSfide, Geopolitica.info et Transatlantic Policy Quarterly. Il est l'auteur d'un rapport sur le Liban au lendemain des manifestations du 4 août à Beyrouth. Il est également assistant parlementaire à la Chambre des députés.
Les opinions exprimées dans cet article sont celles de l'auteur et ne reflètent pas nécessairement la position officielle de l'IFIMES.
Notes de bas de page :
[1] L'IFIMES - Institut international d'études sur le Moyen-Orient et les Balkans, basé à Ljubljana, en Slovénie, est doté du statut consultatif spécial auprès de l'ECOSOC/ONU depuis 2018 et est rédacteur en chef de la revue scientifique internationale "Perspectives européennes".
[2] F. Braudel, La Méditerranée, Flammarion, 1985, p. 76.
[3] Le Liban est actuellement divisé en 9 gouvernorats. Les gouvernorats sont divisés en districts (Kaza ou Qadaa). Les districts sont des unités administratives sur le plan géographique et les pouvoirs sont dévolus au Kaemakam (commissaire de district). Il convient toutefois de noter que, contrairement aux municipalités, les gouvernorats et les districts ne doivent pas être considérés comme des entités juridiques, car ils ne sont pas indépendants de l'administration centrale, mais lui sont affiliés et font partie intégrante de l'organisation du ministère de l'Intérieur. Voir A. Mourad, Z. al-Siddiq, Citizen & Municipality Handbook, Simplified Legal Rules Governing Municipal Work in Lebanon, Nahnoo, 2018, p. 3.
[4] M. Malley, The Lebanese Civil War and the Taif Accord ; Conflict and Compromise Endangered by Institutionalized Sectarianism, The History Teacher, Vol. 52, No. 1 (novembre 2018), p. 123.
[5] Z. Baroud, " La décentralisation au Liban n'est pas neutre ", Middle East Institute, 2021, https://www.mei.edu/publications/decentralization-lebanon-not-neutral.
[6] I. H. Carrascal, " Decentralising Lebanon - Utopia or a feasible next step ? ", Fondation Friedrich Naumann, Lebanon Paper n° 2, 2021 (https://www.freiheit.org/lebanon/decentralising-lebanon-utopia-or-feasible-next-step).
[7] La dernière proposition de décentralisation remonte à 2012 et a été débattue au parlement en 2016.
[8] C'est l'avocat et fondateur du Parti de la Paix Roger Eddé qui a fait cette proposition. Voir "Roger Edde's Paper That Was Presented to The 26th of April 2022 Conference at Library of Congress "for a Free Lebanon", 28 avril 2022 via eliasbejjaninews.