La validité et la nécessité de l'Alliance des civilisations dans un monde multipolaire
Le philosophe français Jean-Paul Sartre disait que chaque mot a des conséquences, mais aussi chaque silence. La fin de l'année 2023 et le début de l'année 2024 ont été très compliqués, marqués par la guerre, la destruction et le meurtre systématique de civils innocents. Ces derniers mois, il y a eu des paroles de condamnation, mais aussi des silences honteux. Il en résulte un scénario géopolitique sombre. Nous vivons dans un « désordre » mondial.
Le monde a atteint un niveau de polarisation dangereux et inacceptable. L'islamophobie, l'antisémitisme, les discours de haine, le racisme et l'intolérance connaissent une croissance sans précédent, alimentée par des canulars et des « fake news ».
Preuve en est la montée notable de l'extrême droite lors des dernières élections européennes, avec un discours clairement xénophobe. Si chaque mot compte, chaque action aussi. L'outil de travail des Nations unies est la diplomatie, qui s'exerce par la parole. Il est vrai qu'en temps de guerre, le dialogue semble une chimère, mais il n'en est rien.
C'est la condition sine qua non de la paix. Il n'est peut-être pas facile à atteindre, mais c'est la seule alternative à la violence, et il convient de rappeler que les Nations unies ont été créées pour parvenir à la paix.
L'Alliance des civilisations recherche le dialogue permanent entre les cultures, les religions et les sociétés, précisément en tant que mesure de prévention des conflits. L'Alliance des civilisations est une initiative qui a vu le jour à la fin de l'année 2004, à la suite des attentats djihadistes perpétrés à Madrid le 11 mars de cette année-là.
Le Premier ministre espagnol de l'époque, José Luis Rodríguez Zapatero, a proposé aux Nations unies la création d'une « Alliance des civilisations » pour lutter contre l'extrémisme et l'intolérance. Dans quelques mois, l'Alliance fêtera son vingtième anniversaire et son mandat reste plus que jamais d'actualité. Pour situer le contexte, il est utile de rappeler la théorie développée au début des années 1990 par le professeur américain Samuel P. Huntington, qui affirmait que « dans l'avenir, toute nouvelle source de conflit sera culturelle ou religieuse ». C'est ce qu'il a appelé le « choc des civilisations ».
Ce professeur américain n'a pas résisté à la tentation d'explorer les domaines où l'hégémonie américano-occidentale pourrait être menacée. Après la chute de l'Union soviétique, et la « fin de l'histoire » proclamée par le professeur américain Francis Fukuyama, il ne restait plus qu'un seul domaine où l'Occident pouvait faire l'objet d'une rivalité ou d'un conflit : la culture et/ou la religion. Toute cette architecture politico-intellectuelle du monde conservateur américain a atteint son apogée après les attentats d'Al-Qaida du 11 septembre 2001. Cette attaque terroriste a placé l'Islam et la civilisation musulmane dans une confrontation claire et ouverte avec l'Occident.
Le soi-disant « choc des civilisations » a ainsi été automatiquement justifié et toute une géopolitique du pouvoir a été mise en place pour continuer à garantir la suprématie morale, politique et culturelle de l'Occident. Mais si les deux dernières décennies ont montré quelque chose, c'est précisément qu'il n'y a pas de choc des civilisations. Il s'agit plutôt d'un « choc des ignorances » ou d'une lutte de pouvoir géopolitique, qui a utilisé la diversité culturelle et religieuse pour justifier sa théorie, polariser et diviser le monde dans une fausse confrontation construite sur des intérêts fallacieux.
Aujourd'hui, le contexte a changé. Nous nous trouvons dans un monde multipolaire avec différents acteurs et de multiples défis mondiaux qui nécessitent de nouvelles approches. À l'Alliance des civilisations, nous nous sentons interpellés par les changements que connaît notre monde, et c'est pourquoi nous restons déterminés à créer de nouvelles possibilités de coopération avec différentes organisations, qu'il s'agisse de chefs religieux, de représentants de la société civile, de dirigeants de haut niveau ou de membres du secteur privé.
La promotion du dialogue interculturel et interreligieux, dans une perspective large et renouvelée, est essentielle pour lutter contre l'isolement, la méfiance et la confrontation. L'Alliance s'y engage. En outre, notre mission est particulièrement importante pour s'attaquer aux causes profondes de la polarisation et de la radicalisation et pour fournir un contre-récit au racisme, à la xénophobie, à l'antisémitisme, à l'islamophobie et à d'autres formes de haine et d'intolérance religieuses.
La haine fait ressortir ce qu'il y a de pire dans la race humaine. Il est de notre responsabilité collective d'arrêter et de condamner les discours de haine à l'encontre des personnes sur la base de la religion, des croyances, de la race, du sexe, de l'orientation sexuelle ou de tout autre motif. Il existe de nombreuses cultures et civilisations, mais nous faisons tous partie d'une seule et même humanité. C'est pourquoi notre devise est « Plusieurs cultures, une seule humanité ».
Parce qu'il y a beaucoup plus de choses qui nous unissent que de choses qui nous séparent.
Miguel Angel Moratinos
Secrétaire général adjoint des Nations unies et Haut représentant pour l'Alliance des civilisations
Article précédemment publié dans The Diplomat