La construction discursive de la bilatéralité hispano-marocaine

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À travers le discours diplomatique et malgré les crises successives et les moments de désaccord, le Maroc et l'Espagne ont toujours essayé, par le biais de la diplomatie discursive, de créer un récit constructif et coopératif qui répond à la nouvelle réalité et à la complexité des liens bilatéraux.  

Les accords, conventions et traités constituent en ce sens une forme de communication diplomatique qui s'inscrit dans le contexte d'une relation bilatérale plus ou moins équilibrée, et qui nous offre un corpus exhaustif de données qualitatives pouvant servir à vérifier l'hypothèse selon laquelle la notion d'amitié dans le discours diplomatique hispano-marocain est une représentation discursive plutôt qu'une réalité vécue et partagée entre les deux pays. 

Le traité d'amitié et de bon voisinage signé à Rabat le 4 juillet 1991 n'était pas le premier document diplomatique dans lequel le mot amitié était mentionné pour qualifier les relations bilatérales entre le Maroc et l'Espagne ; dès le 26 avril 1860, un traité de paix et d'amitié était signé à Tétouan entre Isabelle II, reine d'Espagne, et le sultan Sidi-Mohammed Ben Abderraman , Roi du Maroc, un traité plus connu sous le nom de traité de Wad Ras puisqu'il a eu lieu après la bataille de Wad Ras, le dernier engagement de la guerre du Maroc, qui a eu lieu le 23 mars 1860, et qui a suivi la bataille de Castillejos et la bataille de Tétouan, achevant ainsi l'action militaire coloniale de l'Espagne dans le nord du Maroc. 

Pour comprendre cette curieuse amitié proclamée par ce traité, ou plutôt imposée par les canons de campagne et avec l'amertume de la défaite, il faut analyser le rôle joué par la rhétorique de la fraternité hispano-marocaine dans l'africanisme et, surtout, dans la propre politique coloniale du protectorat.   

L'anthropologue J. L. Mateo Dieste explique dans son livre sur ce sujet que la référence à la "fraternité" entre Espagnols et Marocains dans les textes précoloniaux et pendant le Protectorat est récurrente, et constitue l'un des principaux clichés rhétoriques parmi ceux utilisés pour justifier la colonisation espagnole en Afrique du Nord. Il ne s'agit pas d'un concept superficiel, mais plutôt d'un élément clé d'une idéologie et d'un discours qui, à l'époque du Protectorat, constituait le corps d'une doctrine de base de la "politique indigène". 

Dans ce cadre, les qualités idéales de l'intervenant espagnol ont été décrites, qui pouvait comprendre l'"âme indigène" mieux que les autres colonisateurs européens et donc seul l'Espagnol pouvait comprendre "le Maure, non pas comme un être inférieur mais comme un ami ou, plutôt, comme un jeune frère qui doit être tutoré jusqu'à ce qu'il atteigne sa majorité", comme il est écrit dans une note d'orientation du Haut Commissariat d'Espagne au Maroc. 

De la rhétorique de la fraternité à la rhétorique de l'amitié, le discours diplomatique poursuit son travail de construction d'une perception commune d'un bilatéralisme idéalisé, ainsi le traité de 1991 intitulé "traité d'amitié, de bon voisinage et de coopération entre l'Espagne et le Maroc" proclame la volonté des parties de maintenir des relations d'amitié et de bon voisinage, comme cadre approprié pour développer de nouveaux espaces de compréhension et de coopération et bien sûr pour une amélioration substantielle des relations entre les deux pays. 

On ne peut nier que la signature de ce traité a constitué un réel progrès qualitatif dans les relations hispano-marocaines, car il a cherché à éliminer les tendances à la confrontation et au conflit dans la région sur la base d'une adhésion quelque peu timide aux principes de la légalité internationale, mais la question suivante doit être posée : Ce traité, qui a constitué le cadre de référence de 11 réunions de haut niveau (HLM) et de dizaines d'accords et de protocoles de coopération bilatérale, lorsqu'il utilise le langage de l'amitié et du bon voisinage, se réfère-t-il à des principes concrets du droit international, ou s'agit-il seulement d'une formule rhétorique qui semble avoir une présence historique continue dans le discours diplomatique commun ?  

En ce qui concerne l'amitié, il convient de noter que les sciences sociales se sont principalement intéressées à la question des conflits et des ennemis, tout en marginalisant les questions de paix et d'amitié. Compte tenu de ce manque d'attention de la part des universitaires à l'égard de ce concept, on peut supposer que la notion d'amitié est utilisée de manière trompeuse ou devient une question de sémantique. Il est donc nécessaire de conceptualiser et d'étudier l'existence de l'amitié dans les relations internationales afin de mieux comprendre les motifs qui sous-tendent le comportement des États.  

Tout d'abord, il convient de noter que la caractéristique essentielle de l'amitié est l'altruisme, qui est incompatible avec la raison d'être même des États, à savoir promouvoir l'intérêt de leurs citoyens. Ainsi, l'importance cruciale des liens sociaux qui s'établissent entre les Etats, qui peuvent modifier, voire faire converger leurs intérêts propres, suggère d'utiliser le concept de partenariat plutôt que celui d'amitié. 

La confiance mutuelle, la réciprocité et l'honnêteté sont des éléments nécessaires à l'amitié, mais insuffisants en soi. Car seule l'amitié normative ou vertueuse, fondée sur le dépassement de l'intérêt personnel, mérite ce nom.  

Appliquer l'amitié aux relations internationales implique que le comportement des États peut inclure l'abnégation, ce qui est contraire à la nature même des États et à leur raison d'être, qui sont d'établir la paix intérieure, de promouvoir le bien public et donc de promouvoir l'intérêt des citoyens. Cette finalité est formulée comme "l'intérêt national" qui guide le comportement des États. Il est essentiel de souligner ici que les intérêts nationaux peuvent, dans certains contextes, inclure les intérêts d'autres États. Toutefois, ce n'est pas un signe d'amitié mais de partenariat. Cela signifie que, logiquement, les États ne peuvent pas être altruistes et donc amicaux. Bien sûr, les liens sociaux renforcent la confiance, l'ouverture et réduisent ainsi l'incertitude entre les États. Ces caractéristiques marquent donc un état de partenariat, mais pas d'amitié. 

Ainsi, l'amitié entre États est rejetée comme étant théoriquement non fondée dans les relations internationales. L'altruisme, en tant que composante essentielle de l'amitié, est incompatible avec l'objectif des États de promouvoir l'intérêt de leurs citoyens. En ce sens, nous pouvons comprendre pourquoi le traité de 1991, avec toute sa rhétorique de bonne amitié et de voisinage, n'a pas été un cadre suffisant pour répondre à ses attentes ou pour éviter les conflits. 

Je crois qu'aujourd'hui, au lieu de continuer à investir dans le romantisme d'un "passé commun" et d'une "compréhension mutuelle", l'Espagne et le Maroc peuvent mobiliser tous leurs efforts pour créer des liens sociaux significatifs et ainsi faire converger les intérêts nationaux et poursuivre un véritable projet commun.

Il est important que les décideurs politiques et les universitaires des deux pays reconnaissent que l'amitié, et donc l'altruisme, ne peuvent exister entre les États. La déclaration conjointe adoptée par le Maroc et l'Espagne à l'issue des entretiens entre Sa Majesté le Roi Mohammed VI et le Président du gouvernement espagnol à Rabat nous a donné l'exemple à suivre, car elle ne fait aucune référence au "traité d'amitié, de bon voisinage et de coopération" et au lieu de recourir à la vieille rhétorique consistant à toujours revendiquer la volonté de maintenir des relations amicales entre les deux pays, la déclaration annonce le début de la construction d'une nouvelle étape de partenariat basée sur les principes de transparence, de dialogue permanent, de respect mutuel, de confiance et de concertation.