Leadership politique et justice transitionnelle

D'autres, pour accéder à la vérité, à la justice, à la réparation et à la non-répétition après des périodes de conflit/répression, ont décidé de mettre en œuvre des processus qui combinent diverses approches judiciaires et non judiciaires dans le cadre de la justice transitionnelle.
En effet, la justice transitionnelle n'est pas seulement un ensemble de mesures visant à remédier aux violations des droits de l'homme dans les sociétés sortant d'un conflit armé ou d'un régime autoritaire, à révéler la vérité, à rendre justice aux victimes et à réparer les dommages du passé, par le biais de mécanismes judiciaires et non judiciaires, mais aussi des procédures et des garanties de non-répétition à l'avenir, de rétablissement de l'État de droit et de renforcement de la confiance de la société dans les institutions nationales. Aucune vérité n'a de valeur sans une juste réparation pour les victimes, et aucune juste réparation n'a de valeur sans des garanties de non-répétition.
Les objectifs de la justice transitionnelle reposent sur la combinaison de quatre piliers sans lesquels son efficacité serait sérieusement compromise : le droit à la vérité, le droit à la justice, le droit à la réparation et le droit aux garanties de non-répétition. Il ne s'agit pas seulement de justice et de réparation, mais aussi de réconciliation et de reconstruction, d'où la complexité de la justice transitionnelle.
Au Maroc, la commémoration du vingtième anniversaire de la création de l'Instance Equité et Réconciliation a été une occasion propice pour rappeler l'importance et la pertinence de cet événement majeur dans l'histoire contemporaine du pays. Parmi les questions soulevées à cette occasion sur la spécificité de cette expérience et son apport, je relèverai l'intérêt porté à la manière dont le processus de justice transitionnelle au Maroc a constitué un tournant décisif dans le processus de mutation démocratique, ainsi que dans la consolidation de l'Etat de droit et la protection des libertés.
La réponse à cette question nécessite, à mon avis, une compréhension du contexte dans lequel la justice transitionnelle est intervenue au Maroc. D'une manière générale, on peut affirmer que la logique même de la justice transitionnelle est d'intervenir dans des contextes caractérisés par des violences extrêmement importantes et des changements radicaux, si à l'origine elle semblait se concentrer sur quelques cas, son champ d'action s'est progressivement étendu à cinq situations dans lesquelles des processus de ce type interviendront :
- La fin d'une dictature et la reconstruction d'une société démocratique, comme c'est le cas en Afrique du Sud en 1996.
- La fin d'un conflit et la conclusion d'un accord entre les belligérants, comme en RDC ou en République centrafricaine.
- La commission d'un génocide et la volonté de poursuivre les auteurs, comme au Rwanda ou au Cambodge.
- L'auto-transformation d'un régime autoritaire en un système plus libéral, comme l'Instance Equité et Réconciliation mise en place au Maroc en avril 2004 par le roi Mohammed VI, qui consistait à enquêter sur les répressions commises sur une période de 43 ans, de 1956 à 1999.
A la lumière de cette typologie, nous pouvons mieux comprendre la spécificité de la justice transitionnelle au Maroc en tant qu'instrument de démocratisation et de changement sociétal. Plutôt qu'une justice punitive, il s'agit d'une justice réparatrice, une justice du « plus jamais ça », où il s'agit non seulement de réparer les préjudices subis, mais aussi de réconcilier et de reconstruire.
D'une manière générale, le mécanisme de garantie de non-répétition mis en place par la justice transitionnelle nécessite diverses réformes législatives et institutionnelles pour éviter la répétition des violations des droits de l'homme, tirer les leçons du passé, instaurer la transparence, la responsabilité et l'État de droit, mais aussi assurer un avenir sans violence, oppression et impunité, soit en se concentrant sur la reconstruction des services de sécurité et des forces armées, comme c'est le cas dans certaines expériences internationales, soit en donnant la priorité à la réforme du système judiciaire et à la modernisation du système de justice, comme c'est le cas dans l'expérience marocaine. D'autres mesures s'inscrivent dans le cadre des garanties de non-répétition, telles que la préservation de la mémoire et la révision des programmes d'enseignement pour contribuer à la consolidation de l'éducation aux valeurs de la citoyenneté et des droits de l'homme.
Selon l'expérience internationale dans plusieurs pays d'Amérique du Sud, d'Europe de l'Est et d'Afrique, l'indépendance du pouvoir judiciaire est au premier plan de la réforme judiciaire, en tant que garantie de non-répétition. La justice transitionnelle vise à garantir un pouvoir judiciaire indépendant et impartial qui ne soit pas soumis à des pressions politiques et qui promeuve l'État de droit. En outre, les lois pénales et les procédures judiciaires doivent être réformées afin de les rendre conformes aux normes internationales en matière de droits de l'homme et de permettre la poursuite des auteurs de crimes graves, tels que les crimes de guerre et les crimes contre l'humanité.
Ces réformes judiciaires ne sont pas une fin en soi, mais un moyen de garantir la justice et la responsabilité. Elles constituent un mécanisme de dissuasion des violations répétées et de mise en place d'un système judiciaire capable de traiter les violations futures. Dans des expériences comme celles du Rwanda, du Chili et du Maroc, les réformes judiciaires ont été une composante essentielle de la justice transitionnelle, servant de base à la construction de sociétés plus justes et plus démocratiques.
Quant à la place qu'auraient dû occuper les recommandations de la justice transitionnelle dans le processus de réforme du système judiciaire au Maroc, il convient de souligner que le renforcement du leadership politique joue un rôle déterminant dans le processus de justice transitionnelle, et le Maroc est un exemple qui confirme cette équation, car la justice transitionnelle au Maroc est un véritable projet par excellence, un projet d'auto-transformation bien assumé. Si toute justice transitionnelle doit s'appuyer sur un cadre juridique, qui peut être une charte nationale, un texte de loi parlementaire ou un décret gouvernemental, la justice transitionnelle au Maroc s'appuie juridiquement sur un Dahir royal. Depuis que le Conseil consultatif des droits de l'homme a proposé à Sa Majesté le Roi Mohammed VI, le 14 octobre 2003, la création d'une commission spéciale, dénommée Instance Equité et Réconciliation (IER), pour préparer la clôture définitive du dossier des violations des droits de l'homme commises dans le passé, en passant par la création de cette commission par décret royal et l'installation de ses membres au Palais Royal d'Agadir le 6 janvier 2004, ainsi que le discours royal à l'occasion de l'accomplissement de la mission de l'IER et l'annonce de la décision de publier son rapport final et de permettre à l'opinion publique d'y avoir accès, jusqu'à l'appel de SM à la constitutionnalisation de ses recommandations dans son discours du 9 mars 2011, le Roi a été tout au long de ce processus le leader qui dirige, inspire et parraine les travaux de l'IER.
Ainsi, ce processus était fondamentalement lié à la volonté Royale de mettre fin aux violations du passé et de renforcer l'Etat de droit, et entièrement basé sur sa philosophie et ses enjeux, sur une vision Royale inclusive et prospective, ce qui en a fait un projet stratégique de l'Etat, réalisé sous le patronage spécial de Sa Majesté le Roi.
Il en est de même pour le processus de réforme judiciaire, que le Roi place au premier rang des grands chantiers de réforme menés par Sa Majesté. C'est lui qui a initié ce grand projet national en appelant, dans son discours du Trône de 2008, à « un large dialogue pour élaborer un projet précis de réforme profonde du système judiciaire ». Sa Majesté reviendra sur le sujet moins d'un an plus tard, pour inscrire le principe de l'indépendance du pouvoir judiciaire dans le processus de réforme constitutionnelle, qu'il annonce dans son discours du 9 mars 2011, en soulignant que la nouvelle Constitution reposera sur sept piliers principaux, dont le troisième est de « hisser le pouvoir judiciaire au rang de pouvoir indépendant ». Moins d'un an plus tard, Sa Majesté a consacré son discours du 20 août 2009 à la réforme globale et profonde du système judiciaire, qu'il a considéré comme l'un des principaux projets de modernisation et de développement des institutions, insistant sur le fait que cette réforme fondamentale devrait être fondée sur une nouvelle perspective moderniste, axée sur des domaines prioritaires tels que le renforcement des garanties d'indépendance, la modernisation du système juridique ainsi que de ses structures judiciaires et administratives, la réhabilitation des ressources humaines, l'augmentation de l'efficacité des procédures judiciaires et la mise en œuvre de la déontologie judiciaire.
Il convient de noter dans le même ordre d'idées que la perspective de réforme judiciaire évoquée par Sa Majesté le Roi a été renforcée par les dispositions de la nouvelle Constitution du Royaume qui lui a consacré 22 articles, stipulant que le pouvoir judiciaire est indépendant des pouvoirs législatif et exécutif, établit le Roi comme garant de l'indépendance du pouvoir judiciaire, crée le Conseil supérieur du pouvoir judiciaire en tant qu'institution constitutionnelle présidée par Sa Majesté le Roi, et prévoit les droits des justiciables et les règles d'administration de la justice, ainsi que le rôle du pouvoir judiciaire dans la protection des droits des individus et des groupes et de leurs libertés.
Dans son discours du 8 mai 2012, à l'occasion de l'investiture des membres de la Haute Autorité pour le dialogue national sur la réforme de la justice, Sa Majesté a appelé toutes les parties prenantes à participer à ce dialogue, qu'il s'est engagé à nourrir et à suivre afin de préparer une charte nationale globale pour la réforme de la justice.
Il est évident que la justice transitionnelle joue un rôle décisif dans la réforme judiciaire au Maroc et vice versa, car il s'agit de deux processus complémentaires ayant une dimension stratégique claire et une vision prospective. Le roi Mohammed VI est le principal acteur de ces deux processus et le garant de leurs effets transformateurs. Le processus de justice transitionnelle a été initié par une décision royale et ses recommandations ont été constitutionnalisées par une directive royale. De même, la réforme judiciaire est un projet national qui s'est inspiré, dans sa méthodologie et ses objectifs, des directives royales, pour se fondre avec les recommandations de la justice transitionnelle dans une dynamique unique, à savoir la dynamique de réforme et de modernisation conduite par Sa Majesté le Roi.
Nous pouvons conclure que l'expérience marocaine, à l'instar des différentes expériences internationales, a accordé aux recommandations de la justice transitionnelle une place essentielle dans les réformes judiciaires, pour des raisons multiples liées au rôle du système judiciaire dans la réalisation de la justice, la protection des droits et libertés et la promotion de l'Etat de droit, ce qui a conduit les différentes expériences internationales de justice transitionnelle à intégrer la réforme du système judiciaire en tant que garantie fondamentale de non-répétition dans leurs approches directrices et mécanismes de mise en œuvre.
Dans ce contexte, plusieurs pays ont inclus des garanties de non-répétition dans leur constitution dans le cadre des processus de justice transitionnelle. En Colombie, la Constitution de 1991 établit des mécanismes pour garantir et protéger les droits de l'homme, en Argentine, la réforme constitutionnelle de 1994 inclut des principes visant à éviter la répétition des violations des droits de l'homme, et en Afrique du Sud, la Constitution post-apartheid inclut des garanties visant à éviter la répétition des violations, tandis que d'autres pays qui ont connu des processus de justice transitionnelle n'ont pas encore inclus de garanties de non-répétition dans leurs constitutions, comme le Venezuela, où aucune garantie claire n'a été établie dans la Constitution, le Nicaragua et le Honduras, le Chili, où la Constitution de 1980 héritée de la dictature de Pinochet est toujours en vigueur et n'inclut pas explicitement de telles garanties, alors que le processus de rédaction d'une nouvelle Constitution rencontre des obstacles majeurs, surtout après le rejet par le peuple chilien en décembre 2023, pour la deuxième fois, d'un projet de constitution élaboré par une Assemblée dominée par la droite, perçue comme conservatrice et non représentative des aspirations populaires, en plus de ses limites largement critiquées en termes de protection des droits de l'homme.
Un regard rétrospectif sur l'expérience marocaine en matière de justice transitionnelle, à la lumière des expériences internationales, nous permettrait de déduire que cette expérience, inédite dans notre environnement régional et distinctive à l'échelle continentale et mondiale, présente une caractéristique particulière.
Cette caractéristique concerne le fait que ces garanties constitutionnelles, législatives et institutionnelles de non-répétition s'inscrivent dans un ordre constitutionnel qui attribue au Roi un rôle fondamental dans la protection de l'option démocratique et des droits de l'homme, le Roi étant, selon la constitution, « le garant de la permanence et de la continuité de l'Etat et l'arbitre suprême entre les institutions, Il veille au respect de la Constitution, au bon fonctionnement des institutions constitutionnelles, à la protection de l'option démocratique et des droits et libertés des citoyens et des communautés, ainsi qu'au respect des engagements internationaux du Royaume ». Ainsi, la garantie maximale de non-répétition, outre les garanties législatives et institutionnelles, est de facto et de jure le Roi ; c'est le Roi qui a motivé et initié le processus de justice transitionnelle au Maroc ; c'est le Roi qui assure la constitutionnalisation et la mise en œuvre de ses recommandations ; c'est le Roi qui est le garant constitutionnel que les disparitions forcées, les détentions arbitraires, la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants ne seront plus jamais commis ; c'est le Roi qui en est le garant.
Il est vrai que les garanties constitutionnelles, législatives et institutionnelles de non-répétition ont permis au Maroc de tourner la page sur le passé de répression politique systématique et de mettre fin aux graves violations des droits de l'homme, mais il est clair que sans le patronage de Sa Majesté, il aurait été presque impossible de tourner cette page. Il convient de rappeler à cet égard que la faiblesse ou l'absence d'un leadership politique fort a eu un impact négatif sur plusieurs processus et mécanismes de justice transitionnelle dans de nombreux pays d'Afrique et d'Amérique latine (Paraguay, Pérou, Honduras, Nicaragua, Tunisie, Libye...). En Espagne, la justice transitionnelle continue d'être un défi marqué par les blessures du passé, présentant un panorama complexe et multidimensionnel, où la mémoire, la justice et la réconciliation, ainsi que la construction d'une histoire inclusive et réparatrice pour l'avenir continuent d'être confrontées aux conflits politiques actuels. La loi de 2022 sur la mémoire démocratique, bien qu'elle représente un pas positif vers la justice transitionnelle en Espagne, reste insuffisante et limitée, son traitement des blessures du passé n'a pas encore été pleinement pris en compte et, comme le souligne le dernier rapport du rapporteur spécial sur la promotion de la justice, de la réparation et des garanties de non-répétition, les approches très contrastées des gouvernements successifs suggèrent que les progrès en matière de justice transitionnelle pourraient rester l'otage de la politique partisane.
Pour que les processus de justice transitionnelle soient couronnés de succès, il faut des qualités de leadership indispensables compte tenu de la complexité et de la sensibilité de ces contextes. Un leadership politique efficace est essentiel pour instaurer la confiance et établir la crédibilité entre les parties concernées, facilitant ainsi le dialogue et la réconciliation. Un leader charismatique est capable d'intégrer et de coordonner les actions entre les différents acteurs pour garantir une approche cohérente, encourageant ainsi la participation de divers groupes, en particulier les victimes, et veillant à ce que leurs voix soient entendues.
En ce sens, l'expérience sud-africaine sous la direction de Nelson Mandela et l'expérience marocaine sous la direction du roi Mohamed VI peuvent être considérées comme les expériences continentales et internationales les plus réussies. Les deux dirigeants ont su guider le processus vers la vérité, la justice et la réparation, en évitant qu'il ne soit détourné au profit d'intérêts particuliers ou de conflits internes, et en rendant efficaces les garanties de non-répétition.