Quinze jours de plus pour une Turquie polarisée
Aucun des deux projets pour l'avenir de la Turquie n'a réussi à s'imposer au premier tour des élections présidentielles. Deux conceptions antagonistes qui, quelle que soit l'issue du second tour le 28 mai, confirmeront la profonde division du pays. Ni la vision impériale du président Recep Tayyip Erdogan, ni celle de son principal opposant, Kemal Kilicdaroglu, partisan d'une Turquie intégrée à l'Occident, n'ont réussi à recueillir plus de la moitié plus une des voix d'un électorat qui s'est rendu massivement aux urnes.
Il est peu probable que les candidats parviennent à calmer les 64 millions de Turcs autorisés à voter au cours des deux semaines de campagne, étant donné les divergences entre les deux camps quant à leur vision du pays. Les partisans d'Erdogan adhèrent au rêve de ce dernier d'une deuxième République, c'est-à-dire de changer définitivement le modèle mis en place par Mustafa Kemal Atatürk il y a un peu plus de cent ans. Ce remodelage serait le point d'orgue du tournant opéré par l'actuel président turc vers l'ottomanisation du pays, l'implantation de l'islam au cœur de la vie politique, le confort de gouverner par décret à la manière des anciens sultans, et l'éloignement progressif de l'Occident que le père de la nation Atatürk voulait rejoindre.
Son antagoniste, le social-démocrate Kilicdaroglu, à la tête du Parti républicain du peuple (CHP) fondé par Atatürk lui-même, incarne précisément les valeurs de la démocratie libérale, à savoir le parlementarisme et une stricte séparation des pouvoirs, avec un accent particulier sur un système judiciaire indépendant et impartial. Son projet consiste à renouer avec l'Union européenne et les États-Unis, avec lesquels Erdogan est de plus en plus distant, tout en renforçant ses relations avec la Russie de Vladimir Poutine.
Les partisans fidèles de Kilicdaroglu sont beaucoup moins nombreux que ceux de son rival. Cependant, au second tour, il recueillera de plus en plus le vote des mécontents, ébranlés par l'effondrement de l'économie, l'inflation galopante et la hausse du chômage, ainsi que des nombreux sinistrés du récent tremblement de terre, dont le bilan de 50 000 morts et de milliers d'immeubles effondrés a mis en lumière la pourriture de la corruption immobilière. Si les sondages ne mentent pas, il sera également rejoint par une bonne partie des cinq millions de jeunes qui votent pour la première fois lors de ces élections et qui expriment leur préférence pour un modèle plus proche du kémalisme rénové de Kilicdaroglu.
Dans cette confrontation inédite, la question reste de savoir lequel des deux candidats remportera les 5% des voix que Sinon Ogan, dissident du parti nationaliste MHP, a obtenu au premier tour. La question est aussi de savoir ce que ceux qui ont déjà voté à l'étranger ou par correspondance pourraient décider en faveur de Muharren Ince, le candidat du parti national qui s'est retiré de la compétition électorale trois jours avant les élections, mais dont le nom figure toujours sur les bulletins de vote.
Sinon Ogan a prédit en fin de journée que "les quinze prochains jours de campagne seront très difficiles", sans préciser ses préférences ni si les difficultés prendraient la forme de coups bas, d'incidents de toutes sortes ou même d'émeutes violentes. Les rapports de l'opposition faisant état de nombreuses irrégularités qui auraient été commises par des militants et des délégués du parti islamiste de la justice et du développement (AKP), s'ils s'avèrent exacts, suggèrent que les partisans d'Erdogan seraient prêts à tout pour ne pas perdre le pouvoir. Le président n'a d'ailleurs pas vraiment contribué à calmer le jeu en multipliant les attaques personnelles contre Kilicdaroglu à l'approche du premier tour.
Cette incertitude prolongée sera sans doute très longue pour les nombreux prisonniers politiques que Kilicdaroglu avait promis d'amnistier s'il devenait président. Il en sera de même pour les 3,7 millions de réfugiés syriens, qui s'adaptent mal à la vie en Turquie, mais que Kilicdaroglu entend rapatrier en entamant des négociations avec le président Bachar Al-Assad.
L'UE et les Etats-Unis devront également attendre un peu plus longtemps pour cesser de minimiser leur mécontentement face à une Turquie qui fait cavalier seul au sein de l'OTAN, où elle continue de bloquer l'entrée de la Suède et s'est équipée de systèmes de défense antiaérienne russes.
L'incertitude plane également sur la Grande Assemblée nationale, le parlement monocaméral turc, dont les 600 députés ont été élus au scrutin proportionnel à un tour. Bien que l'AKP ait remporté le scrutin, il aurait besoin du parti nationaliste MHP pour dominer la chambre. Et si Kilicdaroglu l'emportait le 28 mai, il serait confronté à un parlement hostile, qu'il ne pourrait contourner qu'en maintenant le présidentialisme autocratique d'Erdogan, mais en ne tenant pas sa promesse de restaurer le parlementarisme.