Emmanuel Dupuy, analyste français et président de l'Institut pour la prospérité et la sécurité en Europe (IPSE), était l'un des participants au 2e Forum de Dialogue Sahel-Europe. Dans un entretien avec Atalayar, il aborde les nouveaux acteurs en Afrique - la Russie et la Turquie - et l'implication internationale dans la région du Sahel.
Comment la France perçoit-elle le rôle actuel de la Russie au Sahel ?
La France perçoit la Russie comme un acteur perturbateur, un acteur qui est venu modifier son positionnement politique, militaire et diplomatique dans la région. Et ce n'est pas seulement le cas au Mali, où les troupes de Wagner sont présentes. La Russie est actuellement présente dans une quinzaine de pays du continent africain. Moscou fonde son expansion sur une vingtaine d'accords de défense signés avec ces nations. La France perçoit parfois cette stratégie comme une concurrence.
Prenons le cas du Mali, où il existe un accord de défense avec la Russie datant de juin 2019. Toutefois, la Russie n'a pas proposé son aide, comme l'a fait la France, pour contribuer à la lutte contre les groupes terroristes armés. Je pense également qu'il convient de noter que la perception de la Russie par la France s'est manifestement détériorée depuis le 24 février, date du début de l'invasion de l'Ukraine. D'autre part, la France a compris, trop tard, que la présence russe sur le continent africain n'a qu'un seul objectif : profiter de l'affaiblissement de la perception de la France sur le continent.
Il est également utile de rappeler que la France s'intéresse beaucoup à Wagner, la société militaire privée russe dont les objectifs et les intérêts sont ceux de Moscou, qui, depuis neuf ans, mène des actions de désinformation pour mettre en doute les acquis du rôle de la France dans la lutte contre le terrorisme.
Donc, pour le dire très brièvement, la France est préoccupée par le fait que la Russie, par l'intermédiaire de Wagner, encourage et favorise la critique de la présence française en Afrique. Ce n'est pas tant que la Russie soit présente sur le continent africain, mais que cela s'accompagne d'un déclin de la perception positive de la France sur le continent africain.

Dans l'une de vos interventions, vous avez parlé de la diplomatie de Bayraktar. La Turquie tente-t-elle de gagner en influence dans la région par le biais de la coopération militaire ?
Oui, par la coopération militaire et aussi par sa diplomatie commerciale. Les drones en sont un exemple. Mais il en est de même des investissements des entreprises de construction, des produits turcs qui concurrencent parfois les produits français, notamment dans le domaine des cosmétiques ou dans celui des médicaments. Alors oui, la Turquie joue le même jeu que la Russie, mais peut-être avec plus de légitimité sur le continent.
D'abord, parce que la présence de la Turquie est plus ancienne que celle de la Russie. En particulier, à travers l'Empire ottoman, qui a été présent pendant environ quatre siècles sur le continent africain. En revanche, l'élément religieux est très présent, ce qui favorise l'ancrage turc.

Les analystes et les médias ont même qualifié l'Opération Barkhane d'échec. Pouvez-vous faire le point sur cette mission et ses conséquences ?
Je ne dirais pas que c'est un échec. Je dirais que l'Opération Barkhane est la conséquence d'une première opération, l'Opération Serval, qui a été globalement un succès.
Les Français sont intervenus en janvier 2013 et ont permis de libérer les territoires qui avaient été conquis par les groupes armés terroristes et, par conséquent, les principales villes qui avaient été conquises par les terroristes ont été libérées. Il s'agit d'une réussite majeure de l'Opération Serval. La difficulté est que nous voulions transformer l'Opération Serval en Opération Barkhane. Mais parce que nous n'avons pas mobilisé assez d'hommes, parce que nous n'avons pas donné assez d'ampleur à notre action et parce que nous avons considéré l'Opération Barkhane comme une Opération Serval, les groupes armés terroristes se sont multipliés et dispersés. Ils se sont mobilisés sur des territoires beaucoup plus vastes. Cependant, l'Opération Barkhane n'est pas un échec car de nombreux dirigeants d'organisations terroristes telles que Daesh ou Al-Qaïda ont été supprimés.
La lutte contre le terrorisme repose sur deux piliers : l'approche civile du développement et l'approche militaire. Et à cet égard, je pense qu'il faut critiquer l'Opération Barkhane. La première critique est que l'action civile n'a pas été suffisante. Et que c'était une opération purement militaire, trop militaire.
Deuxièmement, l'Opération Barkhane ne pourrait pas réussir sans l'aide de nos partenaires. "La sécurité du continent européen est en jeu au Sahel". C'est ce qu'ont dit Angela Merkel, les différents présidents français, de François Hollande à Emmanuel Macron, et nos partenaires italiens et espagnols récemment lors du Sommet de Madrid il y a quelques jours. Nous aurions dû européaniser l'Opération Barkhane.
D'autre part, l'objectif de Barkhane était de revenir progressivement à la normalité militaire, ce qui signifiait que les forces armées maliennes, burkinabées, tchadiennes, mauritaniennes et nigérianes devaient faire le travail que les Français faisaient, et cela était plus long, plus compliqué pour plusieurs raisons : la corruption, l'absence de leadership politique, la réticence des États à se réaffirmer comme capables de produire la sécurité.

Quel est, selon vous, le principal défi à relever au Sahel et pensez-vous que l'Europe et l'OTAN devraient s'impliquer davantage dans la région ?
L'Europe est fortement impliquée dans le Sahel depuis longtemps, bien avant le phénomène djihadiste. La stratégie pour le Sahel a été établie en 2011 et les interventions militaires dont nous avons parlé, Barkhane en 2013. Cela signifie que l'Union européenne avait prévu la nécessité d'une stratégie. Des moyens humanitaires ont été mis à disposition, des moyens de développement, un appui à la gouvernance, un appui à la décentralisation, la lutte pour l'alphabétisation, la mobilisation, l'éducation des jeunes, des enfants et surtout des filles. L'Europe en tant qu'institution, l'Union européenne, la Commission du Conseil et le Parlement européen ont été impliqués. Il y a 7 milliards d'euros pour les 6 prochaines années, de 2021 à 2027. Il faut faire la différence entre les États européens les plus actifs : la France, l'Espagne, l'Italie, l'Allemagne, la Grande-Bretagne lorsqu'elle était membre de l'Union européenne.
Deuxièmement, je ne vais pas faire le lien entre l'Union européenne et l'OTAN, ce n'est pas du tout le même agenda. Cependant, 21 pays européens sont membres de l'OTAN, ce qui pourrait donner l'impression que l'OTAN est présente sur le continent africain, mais ce n'est pas le cas.
Tout d'abord, la Charte du Traité de l'Atlantique Nord ne précise pas que l'Afrique fait partie des objectifs de sécurité de l'OTAN pour la mobilisation. Ce n'est pas écrit dans ces textes, il a été dit à Madrid par Jens Stoltenberg et le Président du gouvernement espagnol que l'OTAN devait s'étendre dans son pilier oriental. Évidemment, la crise ukrainienne et renforcer son pilier sud, en l'occurrence subsaharien. Et pour l'instant, il n'y a pas de réalité à cet égard. L'OTAN n'est pas présente sur le continent africain.
Depuis des années, il existe un projet appelé Dialogue méditerranéen de l'OTAN, qui encourage la coopération entre les pays du pourtour méditerranéen, le Maroc, l'Algérie, à l'exclusion de la Tunisie, l'Égypte et la Libye, mais pas le reste. Je ne suis donc pas du tout sûr que l'OTAN ait sa place sur le continent africain et que cela ajouterait des difficultés exponentielles si l'OTAN devait s'intéresser à la question de la stabilité et du Sahara. Encore une fois, l'Espagne, la France et l'Italie sont membres de l'Union européenne et membres de l'OTAN, mais cela ne signifie pas que l'OTAN est présente et a une action identifiée.