Poétique de la migration
Une des façons possibles de voir l'importance d'un certain thème dans la société est d'observer sa présence dans les différentes manifestations artistiques. À en juger par la fréquence avec laquelle les migrations et les thèmes connexes apparaissent dans les pratiques artistiques contemporaines (genres littéraires, peinture, photographie, produits audiovisuels, etc.
Les approches artistiques des préoccupations sociales nous offrent souvent des perspectives nouvelles ; elles mettent en évidence des liens qui passent inaperçus avec d'autres façons moins ambiguës de voir les choses et démontrent en fin de compte le pouvoir des arts et des artistes à clarifier et expliquer la complexité de la vie sociale actuelle.
Certaines de ces pratiques artistiques (poésie, roman, reportage, série documentaire, photographie...) ont déjà été rapportées dans des collaborations précédentes. À cette occasion, nous voudrions nous arrêter pour passer sous silence deux de ces approches esthétiques des migrations, deux approches originales (insérées dans leurs traditions respectives), qui illustrent cette capacité de "dilution" des arts.
Begoña Moreno (Saragosse, 1976) part, dans sa série de collages consacrés aux migrations, d'un concept linguistique (frontière sud, rêve européen, discours migratoire...), qui agit comme un déclencheur créatif pour ses métaphores visuelles. L'apparente simplicité des compositions évoque chez le spectateur les "travaux manuels" de l'école.
Les taches rouges, sur fond gris et les photos en noir et blanc, nous renvoient au sang et au cœur des êtres humains, à la pulsion de vie qui est au cœur de toutes les histoires de personnes déplacées.
La technique du papier collé, avec sa collection de matériaux divers issus de matrices iconiques variées, permet de former les hybrides culturels connotés par les concepts migratoires. On peut parler de "collage thinking", pour reprendre l'expression pertinente de Bea Espejo.
Le dernier recueil de poèmes d'Ana Luísa Amaral (What's in a Name, Sixième étage, 2020) est également basé sur une réflexion linguistique. L'écrivain portugais (Lisbonne, 1956) explore dans les poèmes de ce livre la capacité du langage à rendre compte de la réalité observée, les limites du langage en tant qu'instrument de compréhension de la réalité et de son expression verbale.
Le livre, traduit par Paula Abramo, se termine par la section "En d'autres termes (3 poèmes)", qui comprend des pièces inspirées par la crise des réfugiés en Europe : "Bifronte condición", "Mediterráneo" et "Alepo, Lesbos, Calais, o, en otras palabras".
La double condition est celle du citoyen européen, aimable et protecteur, d'une part, mais aussi inattentif, feint et inculte, capable de "regarder sans voir", d'établir une distance insurmontable avec l'homme qui, sous ses yeux, fouille dans les ordures pendant le froid mois de janvier.
La "Méditerranée" transforme la mer homérique en déserts de sable sans signification, à travers lesquels errent les "sans nom et sans visage", des gouttes de sang, des grains de sable, un fluide épais, des mers de poussière.
"Alep, Lesbos, Calais" commence par évoquer les résonances historiques et littéraires des deux premières villes (au "temps de la poésie"), en contraste avec les faits qui les relient au présent ("la violence dans les siècles présents"). Il nous parle des traces de personnes qui, "à distance" (sur les écrans), n'ont ni visage ni nom, mais qui, à mesure que nous nous en approchons, transformant "l'objectif très large" en "microscope de la vie", deviennent des personnes singulières qui "abondent en / noms / tout, propres goûts, souffrances variées, / muscles / sourire tous différents”.
Le thème qui traverse tout le livre est également présent dans ce poème, la tension du langage poétique pour rendre compte de la réalité quelle que soit sa nature :
"De ce que je vois de loin et sur les écrans / je ne peux pas parler avec des ronds, / des vers arrondis, une syntaxe soignée et uniforme / je veux ces lignes dans lesquelles je parle d'autres lignes / faites d'autre matière, réelle, dure, exploitée, celle-ci, / en proie à des gilets et des armes couleur fumée" (...) "pour tout cela il n'y a pas de forme de vers qui me suffise / car rien ne me suffit de confort ou de paix".
La frontière sud des collages de Begoña Moreno est ici le "bord du bord de cette Europe" qui, de ses écrans, ne laisse passer qu'"une poignée d' / images : / ou, en d'autres termes, la cécité... / même sans paroles : la rage".
Le passé de l'Europe est le contexte dans lequel Ana Luísa Amaral situe les courants migratoires de notre temps, l'insensibilité des citoyens européens à leur égard, le défi à la capacité expressive du langage poétique.
Luis Guerra, professeur de langue espagnole à l'Université européenne de Madrid, est l'un des principaux chercheurs du projet INMIGRA3-CM, financé par la Communauté de Madrid et le Fonds social européen