Armée européenne : le moment est-il venu ou s'agit-il d'une chimère ?

La chute de l'Afghanistan cet été aux mains des talibans, en plus d'être la première défaite majeure dans la guerre mondiale contre le terrorisme, a relancé le débat controversé au sein de l'Union européenne sur la possibilité de doter l'UE de ses propres capacités de sécurité et de défense.
À première vue, les événements du mois d'août soulignent la nécessité pour l'UE de se doter d'un bras armé : les États-Unis - autrefois grand protecteur de l'Europe - se tournent vers la Chine, son grand rival, et demandent à l'Europe de se défendre seule car, si elle est capable d'être une puissance économique, elle peut aussi être une puissance militaire. Les scénarios ne manquent pas à cet égard, comme celui du Sahel. Dans ce domaine, où la menace terroriste a augmenté, une réponse forte de l'UE est nécessaire pour montrer qu'elle est capable d'assurer sa propre sécurité, sinon la menace terroriste atteindra l'Europe. En outre, dans ce scénario, l'UE a l'avantage d'être l'acteur disposant de la force politique, économique et potentiellement militaire pour le faire, ce qui, si l'armée européenne tant attendue devait être créée, démontrerait très probablement au monde que l'Union européenne est capable de gérer sa propre sécurité et, par extension, celle du monde1.
Pour y parvenir, nous devons examiner s'il existe un consensus au sein de l'Union sur la création d'une armée européenne et sur les structures qui faciliteraient et coordonneraient une telle entité. Deux conditions sont requises : l'existence d'un consensus communautaire à cet effet (dans les pays comme dans les organes de décision de l'Union) et l'unanimité des médias sur l'utilité d'une armée européenne.
En ce qui concerne le consensus communautaire, les messages des représentants de l'UE et des ministres de l'UE-27 sont contradictoires. Si l'UE dans son ensemble semble réaliser que Bruxelles a besoin d'une capacité de réaction militaire indépendante, il n'y a pas de consensus sur la manière dont un tel déploiement serait décidé et dont les troupes seraient fournies. Un exemple de ce dilemme est constitué par les propos de la ministre allemande de la défense, Annegret Kramp-Karrenbauer, qui : "a proposé d'explorer la possibilité qu'un éventuel déploiement soit décidé par l'UE-27, tandis que les troupes ne seraient fournies que par une coalition de volontaires2".
Le fait de fournir des troupes sur une base volontaire est susceptible de créer une inégalité des contributions qui risque de provoquer du ressentiment dans les capitales européennes entre les pays qui fournissent plus de troupes sur le terrain et prêtes à combattre et ceux dont les troupes ne participent pas aux combats ou ne sont utilisées que pour le soutien logistique. Un exemple de ce problème peut être trouvé dans les tentatives infructueuses de la France d'européaniser Barkhane. Le soutien européen s'est limité au transport de troupes et de fournitures françaises, une mission louable mais qui ne contribue pas à démontrer la capacité de l'Union à défendre seule sa sécurité. Il en va de même pour la Task Force Takuba, composée de forces spéciales européennes, sur laquelle la France misait comme un signe d'européanisation du conflit : seuls huit pays européens ont fourni des troupes, dont la moitié sont françaises3. Dans un avenir proche, il est très probable que les commandants militaires français, déjà fatigués du coût élevé en vies humaines et de la fatigue physique et psychologique de Barkhane, commenceront à demander une plus grande présence européenne sur le terrain, ce qui ne sera sûrement pas bien accueilli dans certaines capitales européennes, créant des tensions qui mineront très probablement la volonté de créer une armée européenne.
Quant à la décision des Vingt-sept sur le déploiement des troupes, si l'on garde à l'esprit que l'Union n'a pas de consensus sur sa politique étrangère, que les décisions prises à Bruxelles doivent être approuvées par les organes législatifs des États membres et qu'il existe des divisions au sein de l'Union sur la question de savoir contre qui il faut se défendre - contre la Russie comme le demandent les États baltes et la Pologne ou contre le terrorisme au Sahel comme le souhaitent l'Espagne et la France - il est peu probable qu'un consensus soit atteint sur la manière, le lieu et le moment où l'hypothétique armée européenne serait déployée. S'il n'y a pas d'accord sur la politique étrangère de l'UE, en particulier sur la manière de combiner les menaces terroristes russes et sahéliennes sous une seule bannière et sur la question de savoir s'il faut opter pour la majorité qualifiée ou l'unanimité des 27 pour décider du déploiement militaire, il est très peu probable que le rêve d'une armée européenne se réalise, ce qui met une fois de plus en évidence l'inutilité de l'UE en matière de politique étrangère.
Concernant l'unanimité du discours sur la nécessité d'une armée européenne, nous sommes une fois de plus confrontés à des divergences qui risquent fort de compromettre la possibilité pour Bruxelles de disposer de son propre bras armé. Le fait que certaines opinions sur le sujet soient très véhémentes et controversées ne contribue pas à promouvoir la nécessité d'une armée européenne4. Si l'on va au-delà des opinions et que l'on se concentre sur les interviews - notamment des personnalités de l'UE liées à la sécurité et à la défense et à la politique étrangère de l'UE - on constate que certaines de leurs déclarations sont susceptibles d'affaiblir les arguments en faveur d'une armée. Par exemple, des interviews de Josep Borrell - Haut représentant de l'UE pour la politique étrangère - et de Nathalie Loiseau - présidente de la sous-commission sécurité et défense du Parlement européen - dans des journaux espagnols5.
Loiseau appelle à un renforcement de l'OTAN, alors qu'il serait logique qu'elle appelle à l'accélération de la mise en œuvre de l'armée européenne compte tenu de sa position au Parlement européen. Pour sa part, M. Borrell a reconnu que l'Union aurait été incapable de gérer seule l'évacuation de sécurité de l'aéroport de Kaboul. Ces deux déclarations indiquent que le chemin à parcourir pour créer une armée européenne est encore long, mais le temps pour y parvenir se raccourcit et les scénarios dans lesquels l'UE opère, notamment sur le continent africain, exigeront très probablement que Bruxelles déploie conjointement des troupes pour évacuer ses citoyens si la situation se détériore. N'oublions pas qu'au début de l'année, la possibilité que l'Afghanistan tombe aux mains des talibans était probable à moyen ou long terme. Bamako pourrait être la prochaine.
En conclusion, la chute de l'Afghanistan aux mains des Talibans en août de cette année a relancé le débat dans l'Union européenne sur la nécessité d'une armée nationale. Le virage américain vers l'Asie, la puissance économique de l'UE et les scénarios dans lesquels les missions de l'UE opèrent, notamment au Sahel, offrent à Bruxelles un potentiel unique pour démontrer sa capacité à défendre militairement ses intérêts. Toutefois, une telle ambition se heurterait aux problèmes de l'inégalité des contributions des troupes et de leur utilisation au combat, ainsi qu'à celui de se mettre d'accord sur l'identité de l'ennemi et sur la manière de décider du déploiement militaire, l'exemple de Barkhane et l'indécision politique étant symptomatiques de ces problèmes. Enfin, l'absence d'un front médiatique uni sur la nécessité pour Bruxelles de se doter d'un bras armé, notamment de la part de Josep Borrell, ne contribuera pas à cette fin, renforçant l'image d'une politique de sécurité et de défense de l'UE faite de beaucoup de rhétorique mais de peu de substance.
Références
3 - Mali : la forcé européenne Takuba se déploie lentement, franceinfo, septiembre 2021,
https://www.francetvinfo.fr/monde/afrique/burkina-faso/mali-la-force-europeenne-takuba-se-deploie-lentement_4781383.html
4 - Atención a los regalos envenenados, El Mundo, agosto 2021, https://www.elmundo.es/opinion/2021/08/30/612b775ae4d4d84f328b4616.html
5 - Nathalie Loiseau: eurodiputada “Necesitamos más OTAN y más Europa”, El Mundo, septiembre 2021, https://www.elmundo.es/internacional/2021/09/22/6149e908fdddff701f8b45cc.html y Josep Borrell: “Europa se tiene que hacer valer y ese es mi papel”, El País, octubre 2021, https://elpais.com/internacional/2021-10-11/josep-borrell-europa-se-tiene-que-hacer-valer-y-ese-es-mi-papel.html