Boualem Sansal, un homme libre

Je ne suis ni le premier ni le dernier à subir l’arbitraire du régime algérien, dit-il dans sa lettre qui fait la Une des réseaux sociaux. Ses prédécesseurs russes firent la démonstration que plus le Goulag étendait son emprise sur le peuple, plus le régime s’affaiblissait. L’histoire et la littérature sont riches de témoignages qui établissent que la liberté est renforcée par la contrainte. La puissance créatrice des deux dissidents que je viens de citer n’a-t-elle pas pris sa mesure la plus forte quand ils furent privés de liberté. La lettre de Boualem Sansal s’inscrit dans la ligne de ces précédents.
Par sa libre décision d’aller en Algérie, son pays d’origine, Boualem Sansal a dit au Monde que ses geôliers ne peuvent pas confisquer sa liberté. Aujourd’hui, depuis sa cellule, où l’air se fait rare, où la lumière n’entre que pour rappeler aux prisonniers qu’ils sont toujours en vie, mais jamais libres, il confesse que son corps le trahit et que la maladie grignote ses forces.
Il est bien connu qu’il n’est pas le premier Algérien arrêté arbitrairement pour des faits de conscience. Parmi ceux, nombreux, qui l’ont précédé, j’ai l’obligation morale et déontologique de citer un fois de plus, Ahmed El Khalil, dont la famille m’a confié la défense. Dirigeant du Polisario, vivant Algérie, il avait dénoncé des prévarications financières du régime sur les aides adressées à sa communauté. Bien que de nationalité marocaine, arrêté en 2009, jamais jugé, il est toujours détenu. Aucun membre de sa famille, de même que son avocat, n’ont été autorisés à le rencontrer.
En mettant l’accent sur la force exemplaire du caractère de Boualem Sansal, j’ai peut-être mis à l’arrière-plan son état de victime et sa fragilité d’homme âgé et malade. C’est qu’il ne plie pas, à l’instar des grands écrivains russes du siècle passé. Il se dresse en conquérant : Je souffre, oui. Mon corps me trahit, la maladie grignote mes forces, et le régime espère que je partirai en silence.
Pour faire aussitôt front : Mais qu’ils se trompent ! Ma voix, même enchaînée, ne leur appartient pas. Si elle peut encore atteindre l’extérieur, c’est pour dire ceci : ne croyez pas à leur façade de respectabilité. Ce pouvoir n’est pas un État, c’est une machine à broyer.
Il sort grandi des épreuves humiliantes qui lui sont faites. En leur opposant sa dignité d’homme, il enseigne que les forces du cœur ne peuvent être enchaînées. Il se veut inébranlable, résistant, solide en même temps qu’il ressent que son corps le trahit. Pudeur extrême des mots !
C’est la part du grand écrivain. Le roman des mots ouvre, ais-je souvent dit et écrit, sur l’absolu de la liberté.
Méditons ceux qui suivent :
La peur est une prison plus vaste que celle où je me trouve, et elle est plus difficile à briser. Mais je sais qu’un jour, le mur tombera.
(…) je continuerai à écrire (…) car l’écriture, c’est la seule liberté qu’ils ne peuvent pas confisquer, et c’est par elle que nous survivrons.
• Ainsi je me suis volontairement exclu. Alexandre Zinoviev, Notes d’un veilleur de nuit, éd. L’âge d’homme, 1979, p. 11
Hubert Seillan. Avocat au barreau de Paris

La lettre de Boualem Sansal
Mes amis,
Si cette lettre vous parvient, c’est que malgré les murs, les verrous et la peur, il existe encore des brèches par lesquelles la vérité peut se faufiler. Je vous écris depuis une cellule où l’air se fait rare, où la lumière n’entre que pour rappeler aux prisonniers qu’ils sont toujours en vie, mais jamais libres.
Je ne suis ni le premier ni le dernier à subir l’arbitraire du régime algérien. Ici, la prison n’est pas un lieu exceptionnel réservé aux criminels, mais un outil banal de gouvernance. La dictature enferme comme on respire : sans effort, sans honte. On enferme les journalistes, les militants, les écrivains… et parfois même ceux qui n’ont rien dit, juste pour servir d’exemple.
Ma faute ? Avoir persisté à croire que les mots pouvaient sauver ce pays de ses propres démons. Avoir écrit que l’Algérie ne se résume pas à un drapeau et un hymne, mais qu’elle est d’abord un peuple qui mérite dignité et justice. Avoir refusé que l’histoire se répète, que la corruption et la violence continuent de tenir le haut du pavé.
Je souffre, oui. Mon corps me trahit, la maladie grignote mes forces, et le régime espère que je partirai en silence. Mais qu’ils se trompent ! Ma voix, même enchaînée, ne leur appartient pas. Si elle peut encore atteindre l’extérieur, c’est pour dire ceci : ne croyez pas à leur façade de respectabilité. Ce pouvoir n’est pas un État, c’est une machine à broyer.
À la France, je m’adresse sans détour. Vous avez été ma deuxième patrie, mon refuge intellectuel. Vous qui vous proclamez patrie des droits de l’homme, souvenez-vous que ces droits ne s’arrêtent pas aux rives de la Méditerranée. Les gouvernements passent, les diplomaties calculent, mais les principes, eux, doivent tenir bon. Ne baissez pas les bras, ne sacrifiez pas vos valeurs sur l’autel des intérêts économiques ou des alliances de circonstance.
Je ne demande pas ma liberté par charité, mais au nom de ce qui fonde toute société humaine : la justice. Si vous cédez aujourd’hui devant un régime qui se croit intouchable, demain, d’autres prisons se rempliront, d’autres voix s’éteindront.
Aux Algériens, mes frères et sœurs, je dis : tenez bon. La peur est une prison plus vaste que celle où je me trouve, et elle est plus difficile à briser. Mais je sais qu’un jour, le mur tombera. Les dictateurs finissent toujours par tomber.
Quant à moi, je continuerai à écrire, même si mes pages restent cachées sous ce matelas de prison. Car l’écriture, c’est la seule liberté qu’ils ne peuvent pas confisquer, et c’est par elle que nous survivrons."
Boualem Sansal. Prison d’El-Harrach, Alger »