Erdogan double la mise et gagne
En temps de tribulation, ne changez rien, comme le conseillait Ignace de Loyola. On pourrait ajouter qu'en temps de guerre, ce sont les personnalités les plus fortes qui l'emportent. Nous sommes aujourd'hui directement ou indirectement impliqués, à des degrés divers, mais nous sommes tous concernés par la guerre en Ukraine, et chacun essaie de s'approprier une parcelle de victoire. Et, après le sommet de l'OTAN à Vilnius, on peut dire que l'un des plus grands gagnants est le président turc Recep Tayyip Erdogan.
Vainqueur des dernières élections contre toute attente, Erdogan a encore renforcé son énorme pouvoir pour ressembler aux grands sultans ottomans d'autrefois. Et il a profité de cette force renouvelée pour imposer une grande partie de ses revendications sur la scène internationale et rendre cette victoire très visible lors de la réunion dans la capitale lituanienne.
Le blocus qu'il a imposé pendant un an à l'entrée de la Suède dans l'Alliance a permis d'élever le niveau de ses exigences et d'impliquer tous les grands dirigeants de l'OTAN pour y répondre. Au départ, le prétexte invoqué pour s'opposer à l'admission de la Suède était la prétendue protection par Stockholm des nombreux exilés kurdes du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) sur son territoire, qu'Ankara continue de persécuter en tant qu'organisation terroriste. En conséquence, et comme l'a reconnu le nouveau secrétaire général de l'OTAN, le Norvégien Jens Stoltenberg, "la Suède est allée jusqu'à modifier sa constitution. Elle a renforcé les lois antiterroristes et mis en place de nouveaux mécanismes de partage du renseignement. Il y a quelques jours, un tribunal suédois a même condamné un membre du PKK pour avoir contribué au financement du terrorisme".
Bien qu'en public Erdogan n'ait pas été satisfait, puisqu'il a également proposé l'extradition des membres les plus importants du PKK réfugiés en Suède, le président turc avait déjà formulé une deuxième demande majeure : que les États-Unis lui fournissent un contingent d'avions de chasse F-16, qu'Ankara estime nécessaires pour surveiller, contrôler et dissuader les mouvements menaçants tant en mer Noire qu'à la frontière avec la Syrie, où la Turquie a établi une importante "bande de sécurité". Enfin, après plusieurs conversations télématiques et téléphoniques directes entre Erdogan lui-même et le président américain Joe Biden, ce dernier a accepté de signer la vente de 40 avions F-16 à la Turquie avant que les deux hommes ne se rencontrent à Vilnius, ce qui a permis à l'annonce de la 32e adhésion de la Suède à l'OTAN d'occuper le devant de la scène lors du sommet.
Mais non content de ce qu'il a obtenu, Erdogan a fait part de la dernière, pour l'instant, de ses exigences : sortir du marasme les relations gelées avec l'Union européenne. Depuis 2018, Bruxelles et Ankara avaient totalement suspendu le prétendu processus d'adhésion de la Turquie, sous prétexte que celle-ci, loin de respecter les différentes étapes d'adaptation à l'acquis communautaire, s'en éloignait de plus en plus, notamment dans les chapitres les plus sensibles, ceux relatifs aux libertés individuelles, avec un accent particulier sur la liberté d'expression, et à la séparation des pouvoirs, avec également de sérieuses mises en garde quant à l'indépendance de la justice.
Conscient des fortes réserves de Bruxelles quant à l'acceptation d'une "revitalisation" du processus d'adhésion, Erdogan a forcé Biden à faire une déclaration qui, dans la capitale européenne, a été perçue comme une imposition : "Les États-Unis ont toujours soutenu la voie de la Turquie vers l'adhésion à l'UE", bien qu'il ait précisé par la suite que ce processus était une question bilatérale devant être résolue par Bruxelles et Ankara.
La réalité est que le président du Conseil européen, le Belge Charles Michel, a tenu une réunion effectivement bilatérale avec Erdogan, à l'issue de laquelle Michel a écrit sur son compte Twitter que les deux avaient tenu une telle réunion et que le contenu de la réunion s'était concentré sur la "revitalisation de nos relations" après avoir exploré les opportunités de coopération entre l'UE et la Turquie. Une reconnaissance implicite que cette "revitalisation" fait partie du prix à payer pour permettre à Stockholm de passer définitivement sous le parapluie de l'OTAN, d'autant plus que le Conseil européen, réuni peu avant, avait rejeté la revendication d'Ankara.
Avec tout ce bagage, Erdogan rentre en Turquie avec son sac de concessions presque plein. Et avec un atout supplémentaire : la ratification nécessaire de l'entrée de la Suède par le parlement turc, où le président dispose d'une majorité écrasante. Une procédure que la chambre législative turque pourrait retarder ou avancer, selon que le président estime ou non que les délais des engagements pris sont respectés à sa guise.