Farid Othman-Bentria : « Tanger est un phénix, elle a toujours su se réinventer »
« Tout a commencé quand j'étais très jeune, on me disait que j'étais un très vieil enfant ». C'est ainsi que commence la conversation avec le poète de Tanger Farid Othman-Bentria à l'occasion de la publication de son premier roman : Légère déclaration d'absences, bien qu'il préfère l'appeler « récit » car il ne suit pas une structure conventionnelle. Nous sommes au café Comercial de Madrid, ville où il vit depuis des années. Avant, c'était Grenade, et avant ça, Tanger, où il est né et a vécu jusqu'à l'âge de cinq ans, et où il retourne dès qu'il le peut. Cette ville qui est « un phénix » est aussi son refuge. Ses rues pavées, ses ruelles, ses bazaristes, le brouillard et la fumée, ses personnages mystérieux, ses rencontres, l'amour et le désamour... tissent une histoire qui commence avec un homme dans un café, un dépliant à la main... et la neige. Ce livre est plus qu'un livre, c'est un double voyage : extérieur et intérieur, à travers des pages pleines de références mythologiques, de pensées, de poésie et de poètes, de croisements de vies et de sensations.
Comment s'est déroulée votre évolution jusqu'à ce premier roman ?
Tout a commencé quand j'étais très jeune, à l'âge de six ou sept ans ; on me disait que j'étais un très vieux garçon. À l'école, mes premiers poèmes ont été publiés. Parfois, j'étais en retard parce que mes parents m'arrêtaient dans la rue et me demandaient un poème, et déjà à l'époque je pensais que la poésie ne fonctionnait pas comme ça. Ça me stressait beaucoup. Ça s'est répété au lycée. Je ne voulais pas publier avant d'avoir trouvé mon style, je ne parle pas de savoir si c'était bon ou mauvais, parce que c'est très subjectif, mais de ressentir quelque chose de personnel et ça s'est produit à l'âge de 26 ou 27 ans. J'ai vu que j'avais évolué, que ma poésie avait pris forme, et j'ai alors sorti mon premier livre : Une brise de bois (2014). Les gens me disaient que c'était beau, mais je n'aimais pas cette expression, je pensais qu'il manquait quelque chose, je ne trouvais pas que c'était bien. Avec le temps, j'ai appris ce que signifiait être beau.
Était-ce une question de perfectionnisme ?
Pas tellement. Je lisais mon poème et je reconnaissais l'influence de Neruda, de Bécquer, le rythme très clair de Whitman... Je cherchais quelque chose de nouveau, une personnalité propre, peut-être que c'était mauvais, mais mauvais de ma part. Et naturellement, j'ai fini par avoir mon style, alors j'étais prêt à publier. Avant mon premier livre, j'avais un blog et en le rendant public, j'ai réalisé qu'il incitait à la relecture...
Déjà plusieurs recueils de poésie et le premier roman : Légère déclaration d'absences (Esdrújula). Ce n'est pas un titre facile, qu'est-ce que vous voulez provoquer chez le lecteur ?
La pause. J'ai commencé avec l'idée de refaire le chemin et de trouver ma propre méthode, je ne voulais pas écrire un roman normal, je voulais expérimenter, c'est pourquoi je l'appelle récit. J'ai mélangé les styles, il y a de la poésie, de la dramaturgie... Je sais que ce n'est pas facile, mais cette pause du titre, je la recherche aussi dans le texte, que le lecteur ne sache pas ce qu'il va trouver. N'oublions pas que la déclaration d'absence est un concept juridique, même si je me trompe avec le mot léger. Quand quelqu'un disparaît, mais que l'on ne retrouve pas le cadavre, on ne vous déclare pas mort mais absent, ce qui peut être un terme similaire à la mort, c'est comme un limbe.
Le protagoniste se déplace dans une ville qu'il ne mentionne pas... Pouvez-vous nous la raconter ?
Ceux qui me connaissent et qui ont été là-bas savent que c'est Tanger, même si le nom n'apparaît sur aucune page. C'est aussi là que se trouve la raison de cette narration, qui trouve sa réponse dans une question. Si Rome est la ville éternelle, Paris la ville lumière, etc., comment se fait-il que Tanger, qui est une ville littéraire, n'ait pas de mot pour la définir ? Je me suis demandé : « Comment puis-je y répondre ? » et je lui ai répondu avec un livre entier. À partir de là, il y a bien un mot qui flotte pour définir Tanger, mais je ne vais pas le révéler.
Tanger... Quelle est la part d'absence/nostalgie de cette ville ?
J'ai toujours envie d'y retourner. C'est ma ville thérapeutique, mon énergie maternelle, elle te gronde, mais elle t'accueille sans hésiter. Dans le récit, je ne cite ni le nom de la ville ni celui des éléments principaux, qui sont au nombre de trois : l'espace, celui qui observe et celui qui guide l'observation. Je ne donne pas de noms, je joue avec. On fait savoir que vous ne savez pas pour ne pas distraire le lecteur. Je propose un voyage intérieur. Si vous reconnaissez Tanger, c'est parfait, mais si ce n'est pas le cas, cela ne vous oblige pas à vouloir la connaître pour faire ce voyage, vous n'en avez pas besoin.
Un homme dans le café d'un cinéma. C'est ainsi que commence le « récit », puis, à travers ses pages, défilent des personnages hétéroclites, cette ville avec sa vie, sa réalité et ses rêves, sa philosophie... Dans quelle mesure ce parcours est-il un parcours intérieur de l'auteur et du lecteur ?
Une partie du défi consistait à savoir projeter ce voyage intérieur dans un voyage extérieur que nous menons vers l'importance de l'intangible, de l'espace, mais que, comme dans Ulysse de Joyce, on peut parcourir sans le savoir. Si l'on connaît un peu la ville, on peut envisager le parcours avec la même structure que le livre, qui est un triangle avec une petite base. Les trois sommets sont au début avec le café et la brochure, le suivant, dans un dialogue de la partie théâtrale qui serait expliqué dans l'escalier de Jacob, et le troisième à la fin de l'histoire, et ce n'est pas l'épilogue, qui serait un autre parcours et dont l'idée était qu'il fonctionne comme un texte à part entière, bien que vous deviez avoir lu le livre pour le comprendre. C'est la clé qui vous permet de rouvrir l'histoire.
« La grande vérité de cette ville est que tout n'est que mensonge, même si l'on ne renonce pas à la vivre comme une réalité ». C'est pour ça qu'il peut neiger dans le café ?
J'ai vu neiger de nombreuses fois et de nombreuses manières dans un café. Je revendique que le réalisme magique se trouve également dans les contes berbères, dans Les mille et une nuits, à cette intersection de Tanger. Je le revendique comme un élément qui m'est propre depuis le début. Dans ce récit, il neige à l'intérieur du café dès les premières pages.
Faut-il de l'imagination pour lire ce livre ?
C'est l'envie de voir. J'ai écrit un poème dans lequel je revendiquais les couleurs avec lesquelles je veux voir le monde, pas celles qu'on m'impose. Si quelqu'un fume dans un café et qu'une porte s'ouvre, qu'un vent souffle, que de la cendre tombe et se dépose sur ma table... Pourquoi ne puis-je pas croire que c'est de la neige ? Pourquoi devrais-je me priver de cette magie ?
Vous parliez auparavant du Tanger littéraire. Que reste-t-il du mythe de cette ville ?
Je pense qu'il est toujours là. Tout dépend de la façon dont on le voit. Quand on pense au Tanger international, il faut se rappeler que Tanger était international au Ier siècle, et non pas lorsque le Statut a été rédigé. En fait, certains écrits affirment que la fin de l'internationalisation viendrait avec le Statut. Tanger souffre du syndrome de l'âge d'or. À Tanger, il y a trois îles englouties, les îles Phénix, où, selon la mythologie, le phénix avait l'habitude d'aller, de s'immoler et de renaître. Tanger est un phénix, elle est vivante et habitée depuis plus de trois mille ans, elle a toujours su se réinventer. Mon Tanger d'enfant n'est pas celui d'aujourd'hui, mais je continue à le voir comme le mien. Tanger a beaucoup grandi. C'est comme Grenade, mon autre ville, elle aussi a grandi et changé, il n'y a plus l'odeur des séchoirs à tabac dans la plaine de mon enfance, mais l'Alhambra est l'Alhambra et sa vue avec la Sierra Nevada est incroyable. Quand on me demande quelle est la plus belle ville du monde, je réponds : « Avec l'Alhambra ? », car il n'y a alors pas de débat. La capacité d'adaptation de Tanger est ce qui la maintient en vie.
Le protagoniste dit que ce sont les lieux qui nous choisissent, et non l'inverse. Vous êtes d'accord ?
Tout à fait. Je me promène beaucoup, tout comme le protagoniste du livre. En me promenant, je me plains du fait qu'il n'y a pas beaucoup de cafés à Madrid, un endroit où l'on peut s'asseoir pour lire, écrire ou observer. Il y a des exceptions comme ce Café Comercial. Les lieux vous appellent. Je connais des gens qui se disent citoyens du monde, sans attache, et qui, une fois arrivés à Tanger, sont restés. Si l'on se déplace, on trouve des espaces avec une énergie particulière qui vous dit : « C'est chez toi, reste ».
Le livre est plein de références mythologiques comme la boîte d'allumettes qui fait allusion au récit de Pandore. Quelle importance accordez-vous à la mythologie ?
Beaucoup. Si vous trouvez la référence, vous tirez les ficelles et le livre s'étoffe de plus en plus, et je pense que c'est intéressant ; si vous ne la trouvez pas, la lecture est plus linéaire. Le défi est de les détecter ou non, d'arriver à la même émotion finale. Cela a été un autre exercice difficile qui m'a pris beaucoup de temps.
De plus, c'est un livre très sensoriel. Combien de temps avez-vous mis à l'écrire ?
Je l'ai écrit à Tanger et dans le froid, j'avais besoin de cette lumière de Tanger, c'est pourquoi il y a des arrêts, c'est pourquoi j'ai mis du temps à l'écrire. Tous les éléments font partie de la mythologie : il y a l'eau, le feu, la terre et l'air. Dans presque toute la mythologie, tant méditerranéenne qu'atlantique, Tanger apparaît comme un élément mythologique. Tanger est une ville atlantique en Méditerranée. Quand il y a de la brume et des nuages, on ne voit pas l'Espagne, la ville nous montre de nombreuses couleurs dans le détroit, elle a une identité liquide... Le livre est plein de mythologie, mais il n'est pas toujours facile de la détecter. Elle peut même se trouver dans les personnages du café. Il y a des références évidentes, d'autres non. Certains personnages apparaissent peu, mais avec des noms, et d'autres apparaissent plus et n'ont pas de nom. Le livre est également rempli de références poétiques. Les muses se mêlent aux vertus et aux péchés.
« Comme tu le vois, il n'y a pas de présent. Ici, tout le monde parle depuis la minute où il habite vers un avenir... », peut-on lire. Qu'est-ce que le temps pour Farid ?
Le temps devrait être un allié et on nous éduque pour qu'il soit un ennemi. Nous allons toujours vite. Nous courons dans le métro même en sachant qu'un autre arrivera dans quatre minutes. Tout est mesuré en temps pour que tu ne l'aies pas. Lorsque vous rencontrez des gens qui ne le mesurent pas, vous découvrez qu'ils en ont plus. Si nous allons aux bazars, l'une des phrases des bazarisants, que j'adore écouter, dit, en référence à l'Occident : « Vous avez les montres, nous avons le temps ». À Tanger, vous pouvez remonter aux années 80, aux années 50, voire à l'avenir, sans quitter la ville. Comme dans Les mille et une nuits, Tanger est aussi mille et une nuits. Le truc avec cette ville, c'est que tu vis ta propre expérience de Tanger.
Et en parlant de temps, le personnage principal dit : « La patience, ce n'est pas laisser le temps passer ou laisser passer le temps ». Qu'est-ce que la patience ?
La patience commence par soi-même. Le plus grand exercice est de se comprendre et de se respecter. Il faut savoir qui on est et cela ne peut se faire sans patience. Et attention, sans la mesurer. C'est compliqué. Ce livre est un exercice de patience, car on attend des rythmes qui n'arrivent pas.
Vous venez d'une famille interculturelle, cela vous donne-t-il un regard différent sur l'autre, sur vos personnages ?
Sans aucun doute. Le grand héritage familial et le seul qui compte pour moi est ce prisme avec lequel je vois le monde. En fin de compte, on est à 100 % de quelque chose, et la capacité de pouvoir regarder sans certains stéréotypes ou en évitant ceux que nous avons est due à cet héritage. Mon oncle Rachid, un homme sage et de caractère, m'a donné une définition de Tanger en espagnol : « Tanger est un balcon d'où l'on peut voir le monde, mais ce n'est pas le monde ». C'est la réalité, depuis Tanger, on sait ce qui se passe en Afrique, en Europe, en Espagne. Presque tout le monde sait ce qui se passe ici, mais peu de gens savent ce qui se passe au Maroc et la distance est la même : 14 kilomètres. La réciprocité n'est pas la même. À Tanger, les générations s'assoient ensemble et écoutent... et on apprend beaucoup.
Et quand on regarde depuis ce balcon... quelle est la vision du monde ?
Une planète qui va de mal en pis. Tanger est aussi un refuge pour moi. La baie de Tanger est protectrice, elle a sa montagne, sa forêt, elle est vaste, accueillante, elle te protège du vent, elle t'accueille... Où ne voudrions-nous pas nous réfugier ?
Le protagoniste parle d'une « ville faite de livres ». Quels livres choisiriez-vous ?
Nous traversons la vie comme si ce n'était pas la vie. Il faut terminer le voyage. Avec quels livres créerais-tu une ville ? Les Feuilles d'herbe de Whitman ; Les Fleurs du mal de Baudelaire ; Je confesse que j'ai vécu de Neruda, le titre m'a marqué, en le lisant à 13 ans, j'ai pensé que c'était ce que je voulais dire ; et les œuvres complètes de Lorca, parce que Lorca me tue. Romans : Le collier de la colombe, d'Ibn Hazm, un Espagnol du Moyen Âge, qui est le plus bel exercice jamais réalisé pour expliquer les types d'amour ; Os Maia, de Queirós, un roman qui, selon César Navarro, serait très connu s'il n'avait pas été écrit en portugais ; et, bien que je ne fasse pas d'écriture automatique, j'achète automatiquement, et c'est ainsi que j'ai découvert mon petit roman contemporain, la plus belle chose que j'ai lue depuis longtemps : L'instruction des amants, d'Inés Pedrosa.
Je crois que ce livre renferme une quête. Qu'avez-vous ressenti à la fin ?
C'est un voyage intérieur. En tant qu'auteur, vous faites le même voyage que celui que vous proposez. Quand l'histoire m'a dit « déjà », j'avais beaucoup d'émotions contenues et j'ai pleuré. J'ai eu la sensation du bateau arrivant au port, l'émotion, mais aussi l'incertitude, et en même temps la beauté.