Deux crocodiles mâles

S'il est un endroit où une crise impliquant les deux superpuissances, les États-Unis et la Chine, pourrait éclater, c'est bien Taïwan, l'île de Formose où les restes de l'armée nationaliste de Tchang Kaï-chek se sont réfugiés lorsque Mao Zedong a pris le pouvoir en Chine continentale. Depuis, Pékin n'a cessé d'exiger le "retour à la mère patrie" de cette île non rachetée de la taille de la Hollande et avec le relief de la Norvège, ce dont personne là-bas ne veut entendre parler et encore moins maintenant quand on voit que la Chine ne tient pas les promesses qu'elle a faites à Hong Kong de respecter jusqu'en 2047 le statut négocié à la fin de la période coloniale britannique, et où une législature dominée par les fidèles de Pékin vient d'être "élue". Le principe "un pays et deux systèmes" n'est plus cru par personne à Taïwan, qui a vu les barbes de ses voisins se faire peler au Tibet, au Xinjiang et maintenant à Hong Kong et ne veut pas faire tremper la sienne. Un chat échaudé fuit l'eau.
Le problème n'est pas seulement la liberté de Taïwan, un pays qui n'est pas reconnu internationalement mais qui est une démocratie qui fonctionne, le problème est que les États-Unis se sont engagés à le défendre et toute l'Asie attend de voir comment ils réagissent en cas d'agression pour savoir s'ils sont des alliés fiables ou non. Par toute l'Asie, j'entends le Japon, l'Inde, les Philippines, le Vietnam, la Malaisie ou Bornéo, des pays qui ont des différends territoriaux ou maritimes avec la Chine, mais aussi la Corée du Sud, l'Australie et d'autres pays de l'ANASE qui connaissent la schizophrénie croissante de dépendre de Washington pour leur sécurité, mais qui gravitent de plus en plus vers l'orbite d'influence économique de la Chine.
Lorsque Nixon/Kissinger ont donné en 1972 l'occasion applaudie ("diplomatie du ping-pong") d'établir des relations avec la Chine comme manœuvre contre l'URSS, ils ont accepté la demande d'assumer la politique d'"une seule Chine" et de ne pas reconnaître Taïwan en échange du fait que Pékin ne modifie pas unilatéralement le statut de Taïwan. C'est ce qu'on a appelé "l'ambiguïté constructive", une formule qui a fonctionné... jusqu'à aujourd'hui, où des signes de malaise apparaissent dans les cercles du gouvernement et du Parti communiste chinois. Parti communiste chinois. Xi Jinping n'a rien à voir avec Deng Xiaoping, partisan de la "dissimulation des capacités", de la patience et de la priorité au développement économique. Xi veut laisser une trace qui le mettra à égalité avec Mao dans le sanctuaire communiste, a déjà inscrit sa "Pensée" dans la Constitution, a mis fin à la limitation des mandats présidentiels et s'est lancé dans une politique nationaliste ("diplomatie du Tigre") dont la cerise sur le gâteau serait la réincorporation de Taïwan avant 2049, date du centenaire de la révolution communiste en Chine. Un autre facteur important est que Taïwan est le plus grand fabricant de semi-conducteurs dont l'industrie chinoise a besoin, et dont l'absence provoque des goulots d'étranglement dans son rythme de production, surtout dans un contexte de mauvaises relations avec Washington. L'année dernière, la Chine n'a fabriqué que 30 % de ses besoins et a dû importer des semi-conducteurs pour une valeur de 1,5 milliard d'euros 38 milliards de dollars. Selon le Brookings Institute, le pays qui dominera l'intelligence artificielle en 2030 dominera le monde en 2100. C'est là que se trouve Xi, et c'est pourquoi il a besoin de Taïwan, unissant ainsi patriotisme et opportunisme.
Ces jours-ci, la tension s'est accrue en raison de la première visite à Taïwan d'un diplomate américain (l'ambassadeur à Palau), de la vente d'armes américaines et de la multiplication des survols chinois près de Taïwan, dont les eaux ont également été approchées par un porte-avions de Pékin. La nervosité augmente et Washington durcit sa position. L'amiral Davidson, commandant militaire de la région Asie-Pacifique, a récemment déclaré au Congrès qu'il s'attendait à une attaque chinoise contre Taïwan "dans les six prochaines années". Un autre amiral, Stavridis, ancien commandant suprême des forces alliées de l'OTAN, vient de publier "2034 : A novel of the next World War" (2034 : roman de la prochaine guerre mondiale), dans lequel il imagine un incident en mer de Chine méridionale (et non à Taïwan) entraînant une guerre entre la Chine et les États-Unis. Comme le dit un proverbe africain, "deux crocodiles mâles n'ont pas leur place dans la même mare", surtout s'ils se disputent la même proie.
Jorge Dezcallar, Ambassadeur d'Espagne
Publié dans Diario de Mallorca, el Periódico de Catalunya et Cadena de Prensa Ibérica le dimanche 11 avril 2021