Après Madrid

L'invasion de l'Ukraine n'a pas mis fin à l'ordre libéral international. Elle a simplement accéléré sa longue dégradation. Nous ne vivons plus dans un ordre, mais dans un scénario transitoire qui entraîne des tensions et des désordres, résultat de la compétition entre les pouvoirs pour améliorer, pour les uns, et préserver, pour les autres, leurs positions de pouvoir dans l'ordre à venir. Les conférences de Potsdam, Yalta et Bretton Woods ont donné naissance à un système libéral robuste dont les chevrons de plus en plus délabrés s'effondrent. Ses fondements, l'interdiction du recours à la force, le multilatéralisme et le libre-échange, ont été affaiblis un à un : des guerres illégales ont été menées, érodant le système des Nations unies et les principes les plus fondamentaux du Droit international, tels que l'égalité souveraine et l'intégrité territoriale ; la confiance dans les forums communs a été perdue comme nous l'avons vu avec le retrait des pays de l'OMS ou le blocage de l'OMC ; et, de plus, le monde est dans un processus d'ajustement de ses relations commerciales et énergétiques dans lequel le choix des fournisseurs n'est pas régi par le prix, mais par les risques politiques. Sans substance, les choses cessent d'être, même si l'accidentel perdure.
Nous vivons donc dans un désordre dans lequel des vestiges de l'ancien et de nouveaux ingrédients sont introduits. Les puissances tentent de façonner l'avenir en fonction de leurs différents intérêts. Au milieu de ce désordre et de la guerre en Ukraine, des appels à la politique des blocs rappellent la Guerre froide : "L'Ouest contre le reste". Toutefois, ni les alignements ne définissent la réalité d'aujourd'hui, ni la confrontation entre l'Occident et le reste du monde. Le monde a cessé d'être bipolaire en 1991 avec l'effondrement de l'URSS et depuis lors, il y a eu une brève lueur d'unipolarité et, par la suite, l'émergence de nouvelles puissances, donnant un scénario multipolaire très éloigné de celui de la guerre froide à deux blocs. En outre, l'Occident n'est pas seul face au "reste" du monde ; la résolution A/ES-11/L.1 de l'Assemblée générale des Nations unies, qui condamne l'invasion de l'Ukraine, prouve le contraire. D'autre part, l'Occident n'est pas un bloc monolithique en soi : en raison d'un substrat culturel et historique commun, il tend à s'unir sur des points essentiels, comme l'invasion de l'Ukraine, sans pour autant imposer une symétrie parfaite.
Dans le scénario de transition actuel, l'UE veut occuper une position de pouvoir dans l'ordre futur et est donc de plus en plus convaincue qu'elle prend des décisions pour le façonner. L'adoption du Compas stratégique en est la preuve. L'Union est consciente de sa dépendance à l'égard du parapluie de défense américain, articulé autour de l'OTAN. Par ailleurs, la fragilité du "hard power" européen s'est manifestée dans les Balkans et en Libye, deux territoires de sa proche périphérie où elle n'aurait pu agir sans l'aide des Américains. Consciente de ses faiblesses, l'UE s'efforce de devenir plus autonome et capable de faire face aux risques purement européens sans se tourner vers les États-Unis désormais tournés vers l'Indo-Pacifique. Le sommet de Madrid de l'OTAN n'a pas permis de progresser dans la création d'un pilier européen au sein de l'organisation. L'alliance s'est concentrée sur des questions de sécurité plus immédiates en Europe, qui n'a pas connu une telle guerre depuis le milieu du 20e siècle. Cependant, le pilier européen n'a pas été écarté, mais simplement reporté. Cela implique qu'à moyen terme, l'autonomie stratégique défensive de l'UE se concrétisera par une force déployable d'environ 5 000 hommes, comme l'a annoncé le Haut représentant Josep Borrell en 2021. Le lien transatlantique, articulé autour de ses trois axes : l'OTAN, les relations entre les États-Unis et l'UE et les relations bilatérales, a été renforcé par l'invasion russe en Ukraine, mais ce rapprochement est circonstanciel : depuis l'administration Obama, les États-Unis concentrent leur énergie sur la Chine, leur grand rival stratégique.
L'OTAN a tenu un sommet historique accueilli par l'Espagne à Madrid. Ici, la délégation américaine a réussi à faire en sorte que le concept de Madrid reflète ses principaux intérêts en mentionnant la Chine pour la première fois dans l'histoire de l'OTAN. Toutefois, le président Biden n'a pas réussi à créer un bloc occidental contre la Chine. Une vision intermédiaire a été adoptée, proche des perspectives stratégiques 2019 de Mogherini, qui ne met pas tous les régimes illibéraux dans le même sac. Comme on pouvait s'y attendre, dans le concept de Madrid, la Russie est passée du statut de partenaire stratégique à celui de menace la plus importante et la plus directe pour l'Alliance. En outre, d'autres préoccupations de sécurité sont incluses, telles que celles émanant du flanc sud, qui revêtent une grande importance pour les Alliés méditerranéens. Tout cela sans perdre l'approche à 360 degrés adoptée de longue date par l'Alliance. Le sommet de Madrid a également lancé le processus d'adhésion de deux nouveaux membres de l'OTAN : la Suède et la Finlande. C'était impensable il y a un an et cela rompt avec des décennies de neutralité dans le cas de la Finlande et des siècles de neutralité dans le cas de la Suède. Le sommet de Madrid a donc été un succès pour l'OTAN, mais aussi pour l'Espagne qui, en plus de refléter ses intérêts dans le Concept de Madrid, a fortement projeté une image d'engagement, de capacité et de stature morale qu'elle n'a pas l'habitude de montrer. Cette situation contraste fortement avec l'isolement diplomatique qu'elle a connu pendant la majeure partie du XXe siècle.
L'ordre mondial futur se construit dans le présent. Le libéralisme international a perdu sa pertinence et la politique des blocs ne correspond pas à la réalité. L'ordre à venir est multipolaire et loin des alignements qui excluent les positions intermédiaires, il nécessitera des négociations à géométrie variable au cas par cas. Dans le scénario de transition, les puissances doivent agir pour façonner l'ordre émergent. L'Union européenne doit se hâter, dans la mesure de ses moyens, pour ne pas perdre l'occasion d'être une grande puissance à l'avenir.