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Génération Z versus les Ayatollah : La « révolution du voile » en Iran

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Les religieux de la République Islamique en Iran, comme leurs confrères conservateurs sunnites, font du port du voile un symbole de la pudeur prônée dans les textes fondateurs de l’Islam. Pas tous les musulmans sont d’accord sur le port du voile mais une bonne partie des femmes au monde musulman et ailleurs le portent en signe de piété et de pudeur. D’autres, généralement issues de classes aisées ou influencées par la culture vestimentaire occidentale, ne le portent pas mais ne se considèrent pas moins pieuses ou musulmanes que les autres.

Le port du voile suscite un débat idéologique et théologique interminable dans les sociétés musulmanes. Pour Fatima Mernissi, le voile est le prix que les femmes devaient payer dans les sociétés musulmanes post-coloniales pour se procurer une place dans l’espace public. Le voile, qui symbolise pour Mernissi le signe le plus marqué de l'enjeu identitaire, est la contrepartie que les femmes sont contraintes à donner afin de se payer un droit de cité dans une société, certes patriarcale, mais post-traditionnelle. 

Dans un article intitulé «Islam, femme et enjeux de l'imaginaire identitaire » publié en 2006 dans la revue catalane CIDOB, j’avais parlé du voile en tant que solution imaginaire à des problèmes réels ; en même temps, j’avais énuméré dix-huit sens/buts sociologiques du voile, ce qui fait de lui un signifiant flottant (dans les sens de Roland Barthes) dénotant et connotant des sens différents selon la situation individuelle et/ou sociale de la femme dans la mosaïque cultuelle aussi bien de l’Orient que de l’Occident.

En Afrique du Nord, le port du voile coexiste avec les tenues occidentales sans problème. La pression sociale et religieuse favorise le port du voile mais les femmes marocaines, algériennes ou tunisiennes restent généralement plus ou moins libres dans leur choix vestimentaire. En France, le port du voile devient un défi culturel, politique et identitaire, surtout dans un contexte où l’assimilation a plus ou moins échoué, surtout pour les jeunes désœuvrés de la banlieue. L’obsession de la classe politique et de l’opinion publique françaises par le voile en tant que signe ostentatoire de religiosité dans un espace de laïcité et de supposée modernité provient d’une interprétation réductrice du voile qui ne fait qu’animer un débat stérile, voire inutile.  Par ailleurs, les hindous nationalistes qui brûlent les voiles de femmes hindoues musulmanes, ne violent pas seulement le droit de celles-ci à choisir mais érigent le voile en un signe de provocation politico-culturel dans un contexte de nationalisme hindou triomphant et revenchard.

Les seuls pays qui ont veillé à appliquer une injonction officielle de port de voile sont l’Arabie saoudite et l’Iran. La première semble se diriger récemment vers une approche plus libérale qui prône le choix plutôt que l’interdiction officielle du « dévoilement ». L’Iran reste attaché aux préceptes du Khomeynisme en vertu duquel le port du voile reste un pilier de l’édifice social de l’idéologie chiite. 

L’ultra-libéralisme de la période du Shah (1941-1979) donnait une liberté inédite aux femmes dans une société strictement traditionaliste ; les tenues vestimentaires occidentales étaient encouragées, voire imposées dans certains lieux publics. Le libéralisme du Shah était associé chez les khomeynistes à l’impudeur, à l’occidentalisation, au retour aux valeurs païennes de la période préislamique. L’abandon du voile était associé tout simplement à l’abandon du chiisme. C’est pourquoi le voile a été adopté avec force et véhémence après la révolution de 1979. Ces femmes voilées et vêtues en noir symbolisent un conservatisme ambiant mais également un renvoi à l’arsenal chiite de la Ta'zieh (la commémoration théâtrale de la mort de Hussein Ibn Ali), du sens d’injustice et de la doctrine du salut (la libération des croyants du joug des tyrans par le tant attendu Imam El Mahdi). Le voile dénotait un retour à la vraie identité chiite iranienne alors que son rejet aux temps des Pahlavis symbolisait une « zoroastrisation » païenne et presque anti-islamique du pays. 

Le pouvoir des religieux en Iran a rencontré des difficultés à imposer un strict port du voile. Plus les femmes deviennent éduquées, plus elles veulent exercer un choix vestimentaire libre. La police des mœurs qui a torturé et fini par tuer Hafsa Amini sillonnait les rues pour détecter « les mauvais ports du voile » mais la loi se heurte à un développement spectaculaire des comportements sociaux qui favorisent plus de choix et de libertés chez les femmes. 

Au temps du Shah l’imposition du « dévoilement » avait produit un rejet chez plusieurs femmes et familles ; au temps des Ayatollah, le port du voile forcé, imposé par le régime a produit un effet contraire chez les nouvelles générations

Ces sont ces nouvelles générations qui se révoltent actuellement contre ce qu’elles appellent « le dictateur », i.e. le guide suprême, Ayatollah Ali Khamenei. A lire et à écouter la rhétorique de ces jeunes qui se révoltent partout en Iran contre le régime des religieux d’une part, et les réactions des officiels sécuritaires et religieux, d’autre part, on se croit dans deux Iran diamétralement opposées et totalement différents l’un de l’autre. Les jeunes parlent de liberté, de choix, de démocratie, d’individualité, et les officiels du régime parlent des martyrs de la guerre avec l’Irak, de Qassem Soleimani, le général iranien tué à Bagdad par des drones américains en janvier 2020. Les nouvelles générations parlent d’espoir, d’avenir et de la vie alors que le régime s’accroche à une rhétorique de victimisation à connotation purement chiite. 

Pour expliquer les comportements et les idées de cette génération qui se révolte contre les Ayatollah, Holly Dagres du Atlantic Council (et rédactrice en chef de IranSource, MENASource et the Iranist) a tweeté une partie de sa recherche sur ce qu’elle appelle Génération Z de la société iranienne.  « Les Zoomers iraniens, » explique-t-elle « sont frustrés/en colère contre le statu quo et n'ont pas peur de le dire en ligne et de sortir des lignes rouges de la République Islamique de l’Iran. » Ils n’ont pas peur des lignes rouges tracés avec rigueur par les Ayatollah parce qu’ils ont créé, à mon sens, une sphère parallèle à la doxa orthodoxe de la « wilaya du faquih » (la tutelle du Guide Suprême)  et de la doctrine des chiites duodécimains (les douze imams chiites qui ont une valeur d'initiés supérieurs, transmettant le savoir ésotérique de 'Ali ; le dernier imam, le douzième, étant considéré comme caché et est identifié au mahdi dont on attend la venue sur Terre avant la fin du monde). Cette sphère parallèle est mise en place dans l’espace « libre » de Tik-Tok et Instagram, où ces jeunes dansent, s’aiment, communiquent en toute liberté et loin des yeux des Big Brothers de la Gasht-e Ershad (la police des mœurs). 

C’est cette Génération Z qui est derrière « les manifestations nationales suscitées par le meurtre de Mahsa Amini » (même source). Dagres parle de l’utilisation d’internet et des réseaux sociaux pour contourner la censure ; cependant, ce qui est intéressant, à mon sens, est que les Zoomers ont pu créer un mouvement social constitué d’individualités et de communautés qui partagent les mêmes valeurs de célébration du corps, d’une sexualité libérée, et d’un discours totalement non-politique. Le corps comme forme d’expression contre le tout-politique et le tout-idéologique des Ayatollahs. En étant antipolitique, l’expression corporelle de la génération Z devient, paradoxalement, un geste radical (radicalement politique) qui peut à tout moment se transformer en révolte contre le pouvoir religieux. 

La raison selon Holly Dagres est que les « Zoomers iraniens, comme la génération Z partout, sont des natifs du numérique et font partie de cette génération véritablement mondialisée. » Ceci veut dire que le registre d’où ils forment leur vision du monde se trouve dans le monde de la mondialisation avec ses subtilités d’image, ses subcultures, ses sous-textes, ses manifestations du corps par la voix, la danse, les tatous, les piercings, les chants et l’humour. Ils sont des années de lumières loin de la rhétorique militante des Gardiens de la Revoulions et du discours victimisant de l’idéologie chiite des douze imams. Les besoins des Zoomers iraniens cultivés via l’interaction avec un monde virtuel qui se veut libre et audacieux les met en contradiction directe avec un conservatisme rigoriste imposée par la force via l’obligation de hijab et l’intervention de l’État dans la vie privée des iraniens

Il s’agit là d’un écart énorme aussi bien idéologique que générationnel. Holly Dagres l’a bien décrit quand elle parle du fait que « de nombreux Zoomers iraniens se sentent déconnectés de l'establishment » composé d’hommes septuagénaires et octogénaires « qui n'ont rien en commun avec eux. » Ce qui distingue les Zoomers d’aujourd’hui du Mouvement Vert de 2009 (quand ils étaient encore enfants selon Dagres) et des manifestations de 2019, violemment réprimées par le régime (quand ils étaient adolescents), est que « la génération Z iranienne prend le contrôle de son avenir d'une manière que leurs parents n'ont pas pu faire ». C ’est pourquoi ils manifestent en ligne et dans la rue (même source), n’ayant pas peur de s’exposer aux tirs à balles réelles des forces de l’ordre.

Holly Dagre cite « Hadis Najafi, 23 ans, qui a été assassinée par les forces de sécurité le 21 septembre, comme étant l'essence même de cette manifestation dirigée par la Gen Z. Elle était une TikToker active qui a publié des vidéos de danse et les a republiées sur son compte Instagram. » Plusieurs ne craignent pas de mourir s’il le faut pour le slogan de liberté et de vie. La question qui se pose est si les assassinats par les forces de l’ordre vont exacerber la colère de la rue et faire sortir plus de gens (le pari des révolutionnaires) ou si la peur va finir par gagner les esprits comme c’était le cas en 2009 et en 2019. Les jours qui viennent vont être décisifs. 

Ce qui est sûr est que le fossé se creuse davantage entre l’arrière-garde de la Révolution et cette Génération Z mondialisée et postrévolutionnaire. C’est pourquoi l’Iran est dans un carrefour de choix historiques qui peuvent s’avérer également tragiques : soit la révolution des Zoomers réussit, non sans bain de sang ; soit la répression va venir au bout des protestations après une répression aveugle et sanglante comme c’était le cas en 2019. L’Histoire se répète mais il n’est pas encore clair si la colère de la rue et la réaction du régime sont arrivées á un point de non-retour