Primauté de la Constitution, primauté de la démocratie

L'Union européenne se trouve aujourd'hui à un moment difficile. Nous continuons à faire face à de nouvelles vagues de la pandémie. Nous venons d'entamer le processus de reconstruction de nos économies après la crise provoquée par la nécessité de restreindre la vie économique. Nous n'avons pas encore pleinement mis en œuvre le Fonds de reconstruction, et le risque d'une crise énergétique se profile déjà à l'horizon. Les hausses du prix du gaz frappent les poches des citoyens ordinaires. Pour la première fois dans l'histoire de l'Europe après la Seconde Guerre mondiale, les générations futures ne peuvent être sûres que nous leur laissons un avenir meilleur.
La pression sur l'Europe est de plus en plus forte. La Russie utilise la question du gaz pour faire du chantage et forcer les différents pays à prendre des décisions qui favorisent ses intérêts particuliers. À la frontière orientale de l'UE, la Pologne, la Lituanie et la Lettonie sont confrontées aux provocations quotidiennes du Belarus et à une vague croissante d'immigration clandestine. En outre, nous assistons à des changements dans l'échiquier mondial : les États-Unis réajustent leurs stratégies et d'autres pays, aspirant à devenir des superpuissances, voudront prendre leur place.
Cette concomitance des crises doit inciter à la responsabilité. Cependant, l'UE accorde plus d'attention aux problèmes imaginaires qu'aux problèmes réels. Les problèmes qui sont créés par l'Union elle-même plutôt que causés par des facteurs externes.
Nous devons agir ensemble face aux défis. En attendant, nous sommes embourbés dans des conflits internes. J'ai l'impression que pour de nombreux hommes politiques, le conflit avec la Pologne est un alibi commode pour éviter toute action concrète. Après tout, ce différend est davantage fondé sur des clichés et des préjugés que sur des faits.
Il serait difficile de trouver une nation plus attachée à l'idée de liberté, de démocratie et d'européanisme que les Polonais. Les forces pro-européennes prédominent au parlement polonais et dans la vie publique. Et pourtant, les médias et les politiciens diffusent le slogan de propagande "polexit".
Il n'y a qu'une seule vérité. La Pologne ne quittera pas l'Union européenne. La Pologne est et restera membre de la Communauté européenne. Nous faisons partie intégrante de l'Union européenne, qui doit renoncer au langage du chantage, de la pression et de la punition de ceux qui défendent leur propre opinion. Nous devons nous parler, même si c'est une conversation difficile et longue. Mais nous devons toujours le faire dans un esprit de respect et d'unité. C'est la seule façon d'avancer ensemble.
La Pologne est un membre loyal de l'UE. Nous respectons le droit européen comme n'importe quel autre État membre. Mais le respect du droit européen ne signifie pas que celui-ci est au-dessus des constitutions nationales. La Pologne ne fait pas exception. Le pluralisme constitutionnel doit donc rester la règle qui maintient l'équilibre entre les différents systèmes de droit national et européen. Elle nous permet d'affirmer que ces systèmes sont complémentaires et ne s'excluent pas mutuellement. Les traités de l'UE indiquent précisément les compétences que les États membres ont attribuées à l'Union et celles qu'ils ont conservées de manière exclusive. Le principe de la primauté du droit communautaire signifie que le droit communautaire prévaut sur les lois dans les domaines de compétence de l'Union. Nous le reconnaissons aussi pleinement en Pologne.
Mais ce sont les États qui sont les "maîtres des traités", et ce sont les cours constitutionnelles nationales qui règlent en dernier ressort les conflits entre les règles des traités et les règles constitutionnelles. Par conséquent, la récente décision du Tribunal constitutionnel polonais, qui a examiné la relation entre le droit européen et la Constitution polonaise, ne devrait pas être une surprise. Des cours et des tribunaux en Allemagne, au Danemark, en France, en Italie, en Espagne, en Lituanie, en République tchèque et dans d'autres pays de l'UE ont déjà rendu des décisions similaires.
Selon le Conseil constitutionnel français, "le principe de la primauté du droit de l'Union européenne (...) ne saurait porter atteinte au pouvoir suprême de la Constitution dans l'ordre juridique national". "La Cour constitutionnelle peut procéder à un contrôle d'ultra vires (...) pour déterminer si l'action des institutions de l'Union européenne viole le principe d'attribution si les institutions, organes et organismes de l'Union ont excédé leurs pouvoirs d'une manière qui viole ce principe", a jugé la Cour constitutionnelle allemande. Pour sa part, son homologue danois a déclaré que "la Constitution interdit le transfert de compétences dans la mesure où cela signifierait qu'[un État membre] ne peut être considéré comme un pays souverain et démocratique".
Je voudrais faire une déclaration plus forte ici. Le principe de la primauté des constitutions nationales est de facto le principe de la primauté de la démocratie des Etats vis-à-vis des institutions européennes. La question aujourd'hui est de savoir si la souveraineté doit rester aux nations et aux citoyens européens ou aux institutions de Bruxelles et de Luxembourg, qui se caractérisent par leur déficit démocratique. Notre avenir commun dépend de la façon dont nous répondons à cette question.
En 1795, la Pologne a disparu de la carte du monde pendant 123 ans. Oui, nous étions dans une position difficile à l'époque. Or, la Pologne est tombée parce qu'une partie des élites, au lieu de se battre contre les vrais défis, se sont battues entre elles pour leurs influences et leurs intérêts particuliers. C'était notre péché. Un péché qui a été immédiatement exploité par nos impitoyables et puissants voisins. Ne répétons pas ces erreurs en Europe. Nous avons maintenant aussi des voisins mondiaux, impitoyables et de plus en plus puissants. Que cet avertissement historique nous serve de leçon à tous.
Mateusz Morawiecki. Premier ministre de la Pologne/The Diplomat