Jacques Delors entre au panthéon des grands d'Europe

Jacques Delors - PHOTO/AFP/ERIC PIERMONT
Jacques Delors - PHOTO/AFP/ERIC PIERMONT

La plupart des Européens qui vivent aujourd'hui les avantages quotidiens d'être abrités dans cet espace de liberté ne connaissent sûrement pas les origines ni les architectes des grandes conquêtes politiques, économiques et sociales dont ils jouissent aujourd'hui. L'un de ces géants était le Français Jacques Delors, décédé mercredi dernier à l'âge de 98 ans. 

À l'instar des panthéons d'hommes illustres qui, dans un élan nationaliste évident, ont été érigés dans divers pays au XIXe siècle, l'Europe devrait en ériger un pour abriter les hommes et les femmes qui ont fait sa grandeur, afin que les générations futures, en contemplant leurs mausolées, puissent apprendre ou rafraîchir leur propre histoire, celle qui a vu pour la première fois dans le monde la formation d'un groupement volontaire de nations pour construire un avenir pacifique. 

Jacques Delors a été président de la Commission européenne pendant deux mandats (1985-1995), une période au cours de laquelle la Communauté économique européenne de l'époque, qui n'était guère plus qu'un marché commun fructueux, allait devenir l'Union européenne, élargir ses horizons et aspirer à influencer de manière décisive le cours du monde. L'Espagne et le Portugal d'abord, l'Autriche, la Suède et la Finlande ensuite, sont les pays qui ont augmenté de 50 % le nombre de membres du conglomérat de l'UE, passant de 10 à 15. 

L'augmentation du nombre de pays a non seulement donné du muscle au projet européen, mais a également élargi les possibilités d'entreprendre des initiatives nouvelles et majeures qui se sont avérées aussi novatrices que décisives pour les citoyens. Le projet le plus réussi et le plus populaire est peut-être Erasmus, promu par le vice-président de Delors à la Commission, l'Espagnol Manuel Marín, tous deux convaincus qu'il s'agit du meilleur terreau possible pour la citoyenneté européenne, basée sur la connaissance, les échanges universitaires et les liens affectifs correspondants entre les jeunes de toute l'UE. 

Delors jettera également les bases de deux autres piliers décisifs de la construction européenne : la monnaie unique et les accords de Schengen. La première, fondamentale pour accompagner les avantages du marché unique, et les seconds pour permettre la libre circulation des personnes à l'intérieur du territoire européen. 

Il est vrai qu'il avait pour cela le soutien de ses deux principaux mentors, le président français François Mitterrand et le chancelier allemand Helmut Kohl. Avec la troisième dirigeante de l'époque, la Première ministre britannique Margaret Thatcher, il a dû multiplier les efforts pour que le Royaume-Uni ne sabote pas plus que de raison le projet européen. Ainsi, la signature des accords de Maastricht a été le grand aboutissement partiel de ce grand projet. 

Delors - et je parle ici d'expérience personnelle - a également joué un rôle déterminant dans la mise en place de ce qui devait être la première chaîne d'information continue paneuropéenne. Le président de la Commission européenne de l'époque s'était alarmé de voir que lors de la première guerre du Golfe (1990-1991), qui opposait une large coalition de pays, autorisée par les Nations unies, à l'Irak de Saddam Hussein après que celui-ci eut envahi et conquis par la force l'émirat du Koweït, toutes les images que le monde voyait du conflit étaient exclusives au CNN américain. Delors, soutenu par trois autres socialistes, le Français Mitterrand, l'Espagnol Felipe González et l'Italien Bettino Craxi, décide de créer une chaîne de télévision qui s'appellera Euronews. En tant que rédacteur en chef, la seule ligne directrice que j'ai reçue à l'époque de Jacques Delors est que "l'Europe doit pouvoir offrir au monde sa propre vision non seulement des conflits majeurs et mineurs, mais aussi de toutes les avancées scientifiques qui peuvent être utilisées pour faciliter une vie meilleure". 

Même si le Royaume-Uni allait bientôt se retirer de ce grand projet de communication, ces quatre dirigeants européens, Delors en tête, décidèrent non seulement de le promouvoir et d'aller de l'avant, mais aussi de le renforcer au maximum, en y intégrant des partenaires extérieurs à la sphère communautaire, à l'instar des accords d'association que l'UE allait également signer avec de nombreux pays dans les domaines du commerce et de la coopération économique et culturelle. 

Pour ceux d'entre nous qui croient en cette Europe, la Commission européenne créera des prix d'encouragement. En Espagne, ils portent le nom d'un autre Européen distingué, Salvador de Madariaga. Je suis fier d'être le premier à le recevoir de la liste qui intègre chaque année des collègues très illustres, proposée par l'Association des journalistes européens. 

Une fois de plus, je donne raison à l'idée de créer ce panthéon d'illustres Européens, à qui nous devons d'être devenus la région du monde où le taux de bien-être collectif est le plus élevé.