Il n'y a pas aujourd'hui de personnalité politico-religieuse que l'on puisse considérer comme étant prédestinée à occuper le poste de Guide suprême. l'Iran est sur le point de connaître des changements qui pourraient être tout aussi fatidiques que la décision prise par Khomeini en 1989 de léguer son poste à Ali Khamenei.

Le facteur Shamkhani en Iran de l’après Guide suprême

Photo by ATTA KENARE / AFP - Ali Shamkhani
Photo by ATTA KENARE / AFP - Ali Shamkhani

L'Iran s’efforce de montrer qu'il est entrain de revoir ses relations avec les Etats arabes du Golfe. Ce faisant, il se concentre à juste titre sur les Émirats Arabes Unis et l'Arabie Saoudite. Ses relations avec le Bahreïn attendent des décisions majeures qui dépassent les prérogatives des responsables iraniens, tandis que les liens avec le Koweït continuent de fluctuer dans des limites prévisibles. Les relations avec le Qatar et Oman évoluent par contre dans le sens où les décisions de Doha et de Manama sont désormais coordonnées avec Téhéran. Il reste cependant à voir comment les relations avec l'Arabie saoudite vont évoluer.

La situation a changé grâce aux efforts entrepris par l'équipe de sécurité nationale des Émirats Arabes Unis, en coordination avec un partenaire iranien qui, jusqu’à alors donnait l’impression d’être une figure fiable. L'équipe émiratie était dirigée par le conseiller à la sécurité nationale, Sheikh Tahnoun bin Zayed Al Nahyan, qui a agissait en binôme avec le conseiller à la sécurité nationale iranien, Ali Shamkhani,  et ce dans une quête de progrès tangibles. Les résultats étaient si remarquables que d'autres s'en sont inspirés.  Cela a donné lieu à un accord entre l'Arabie saoudite et l'Iran à Pékin, en Mars denier.  

Mais un événement inattendu s’est produit. Alors que le processus atteignait son paroxysme sur le plan des  réalisations accomplies, Ali Shamkhani a disparu.  

Ce type de haut fonctionnaire, comme le décrit Abdul Khaleq Abdullah, professeur de sciences politiques aux Émirats Arabes Unis, dans une interview très pertinente publiée par le site web d'Amwaj Media, jouait un rôle central. Il est trop tôt pour dire dans quelle mesure le remplacement de Shamkhani affecterait les relations de l'Iran avec les pays arabes.  du Golfe.  

Mais s'il y’a un pays qui comprend bien l'impact le rôle joué par certaines personnes dans l'élaboration et la définition des orientations politiques, en particulier dans des domaines vitaux tels que ceux de la sécurité nationale, c'est bien l'Iran. 

Les changements de personnel ont joué un rôle crucial dans l'histoire contemporaine de l'Iran. Ali Shamkhani est l'une de ces personnalités qui ont été déterminantes. 

Ancien commandant pendant la guerre irako-iranienne, Shamkhani est un Arabe d'Al Ahwaz (Khuzestan), qui a fini par atteindre le rang de ministre des Gardiens de la Révolution, puis de ministre de la défense. Pendant une décennie (2013-2023), il a occupé le poste de conseiller à la sécurité nationale, qui est l'un des postes les plus importants dans l'Etat iranien après sa stabilisation (pendant l’ère khomeiniste post-révolutionnaire, pour ainsi dire).

Dans la hiérarchie iranienne, il s'agit d'un poste très élevé. C'est peut-être le poste le plus proche du Guide suprême. Au cours des premières années de son mandat, il est rapidement apparu que Shamkhani avait ôté son uniforme de général pour devenir un haut responsable de sécurité nationale. Il ne faut rien exagérer, bien sûr, car on parle de l'Iran.  Mais il n'est pas facile de mettre en place une école de pensée en Iran. Beaucoup s'attendaient, surtout avec les progrès des négociations nucléaires iraniennes, à voir une école de pensée pragmatique émerger au sein de l'establishment dirigeant en Iran. Et encore une fois, sans rien exagérer, Ali Shamkhani voulait laisser sa marque sur la sécurité nationale iranienne de la même manière pragmatique que Henry Kissinger a laissé son empreinte sur la sécurité nationale américaine.

Tout le monde a compris par la suite qu'il n'y a pas d'école de pensée du style de Kissinger ou de Shamkhani en Iran. Comme l'a souligné le Dr Abdulkhaleq Abdullah, la région était acculée à repartir à zéro après la destitution de Shamkhani. 

El líder supremo de Irán, el ayatolá Ali Jamenei.
PHOTO/ Oficina del Líder Supremo iraní/WANA (Agencia de Noticias de Asia Occidental)  via REUTERS
PHOTO/ Bureau du guide suprême iranien/WANA (West Asia News Agency) via REUTERS - Le guide suprême iranien, l'ayatollah Ali Khamenei

Son limogeage n’avait rien d’arbitraire. L'Iran est conscient de la centralité des personnalités politiques. La présence et la sortie du pouvoir de ces personnes peuvent changer bien de situations, entraver des décisions et bouleverser les priorités. Les exemples sont nombreux dans l'histoire récente de l'Iran.

Lorsque l'ancien président américain Donald Trump a réalisé le rôle central joué par commandant en chef de la Force Al-Qods, Qassem Soleimani, dans le maintien de l’emprise iranienne au Moyen-Orient, il a pris la décision de l'éliminer. Soleimani était au sommet de sa gloire lorsque son rêve personnel et le rêve historique de l'Iran de contrôler totalement l'Irak étaient presque réalisés. Sous sa direction, la route de Téhéran- vers la Méditerranée était balisée. L'Irak de l'après-Etat Islamique offrait une jonction vers la Syrie et le Liban. Les Forces de mobilisation populaire (FMP) en Iraq, qui étaient contrôlées par Qassem Soleimani, constituaient une force de frappe tirant avantage intelligemment de la puissance aérienne américaine pour frapper et détruire les cibles de l’Etat Islamique à Mossoul.

Après l'assassinat de Soleimani et la designation du général Esmail Qaani à la tête de la Force Al Qods issue des Gardes de la Revolution, les frictions se sont multipliées entre les factions des FMP. Les forces politiques irakiennes presque moribondes ont repris vie. La Force Al Qods sous la direction de Qaani ne ressemblait plus à ce quelle était sous le commandement de Soleimani. Donald Trump savait ce qu'il faisait. Cette fois-ci, le changement n'a pas été décidé par le Guide suprême. 

Un partidario de una milicia respaldada por Irán sostiene un cartel del general iraní Qassem Soleimani, subcomandante Abu Mahdi al-Muhandis durante una protesta de milicianos pro iraníes y sus partidarios para condenar los comentarios de un alto funcionario del gobierno kurdo que pide la destitución
AP/NABIL AL-JURANI
AP/NABIL AL-JURANI - Un partisan d'une milice soutenue par l'Iran tient une affiche du général iranien Qassem Soleimani

Dans un autre cas, la décision a été par contre prise par le Guide suprême Ali Khamenei.

Cette décision est intervenue lorsqu'il est apparu clairement qu'il n'y avait plus aucun avantage à ce que Muhammad Javad Zarif reste au poste de ministre des affaires étrangères.  Le dossier nucléaire était classé jusqu'à nouvel ordre.  Zarif, qui était l'architecte de l'accord sur le nucléaire iranien et la figure centrale des négociations internationales avec l'Iran, a été alors remplacé. L'Iran est entré dans une nouvelle phase et Hossein Amir-Abdollahian, proche collaborateur de Qassem Soleimani, a été nommé nouveau ministre des affaires étrangères. Il n'y a pas de colombes au ministère iranien des affaires étrangères, seulement des faucons. 

Les remaniements les plus importants en Iran ont eu lieu en 1989. Lorsque le chef de la révolution iranienne, l'ayatollah Khomeini, a senti sa fin proche, il a pris deux décisions controversées qui ont changé le cours de l'histoire de l'Iran.

La première a consisté à écarter l'ayatollah Hossein Ali Montazeri, l'héritier précédemment prévu de le succéder. La seconde décision, qui a été assez complexe et difficile à prendre, a été de nommer Ali Khamenei comme nouvel héritier. Khamenei n'avait pas le rang jurisprudentiel qui lui permettait d'accéder à ce poste. Sa promotion et sa désignation ont provoqué de nombreux remous, que l'Assemblée des experts a réussi à contenir sous la direction méticuleuse du président du Parlement et futur président iranien, Ali Akbar Hashimi Rafsanjani. À la mort de Khomeini, Ali Khamenei est devenu le Guide suprême. 

La personnalité de Khamenei a joué un rôle crucial dans l'évolution de l'Iran vers la situation que nous connaissons aujourd'hui. Il n'y a aucune comparaison possible entre le chaos qui régnait à l'époque de Khomeini et le système organisé mis en place par Khamenei. Le projet de Khomeini aurait pris fin si Montazeri était resté son héritier, et il en aurait été tout autrement si une personnalité autre qu'Ali Khamenei avait accédé au poste de Guide suprême. 

AP/VAHID SALEMI - Un misil Khaibar-buster es transportado junto a un retrato del líder supremo iraní, el ayatolá Alí Jamenei
AP/VAHID SALEMI - Un missile Khaibar est porté à côté d'un portrait du guide suprême iranien, l'ayatollah Ali Khamenei

Khamenei a transformé les idées de Khomeini en un projet stratégique et a tiré parti de chaque crise dans la région. Dans des moments décisifs, il a transformé les revers de la guerre irako-iranienne en victoires iraniennes dans la région, en particulier après l'effondrement de l'Irak à la suite de l'invasion du Koweït et de la guerre de libération qui s'en est suivie.

L'Iran actuel, qui s'enorgueillit de l’infuence qu'il exerce sur les capitales arabes, a été un projet poursuivi et réalisé avec diligence par Khamenei. Pour les Iraniens qui ont perdu des années de leur vie dans les guerres, les luttes et les sanctions, Khamenei est l'incarnation d’une catastrophe pour l’Iran. Toutefois, il est difficile d'imaginer que le projet régional iranien ait pu réussir ou atteindre le niveau atteint aujourd'hui sans Khamenei.

À un moment décisif de l'histoire américaine moderne, alors que la guerre du Vietnam prenait fin et qu'un nouveau chapitre s'ouvrait avec la Chine, l'influence du conseiller à la sécurité nationale Henry Kissinger a éclipsé celle du secrétaire d'État William Rogers. Finalement, Kissinger et ses projets l'ont emporté. 

Kissinger a combiné la sécurité nationale et les affaires étrangères au cours d'une importante phase de transition. Il a exercé de grands pouvoirs politiques pendant une période de faiblesse particulière de l'administration américaine, qui a accompagné le scandale du Watergate, la démission de Richard Nixon et l'accession de Gerald Ford à la présidence.  

On peut affirmer sans risque que la faiblesse du républicain Ford a ouvert la voie à l'arrivée de Ronald Reagan à la Maison Blanche au début des années 80. La transition représentée par la présidence du démocrate Jimmy Carter, et ses piètres performances à différents niveaux, y compris dans les relations avec l'Iran, a été une phase passagère qui a précédé la période de changements majeurs sous Reagan. 

Il serait absurde de comparer un gouvernement américain régi par des institutions et des mécanismes de contrôle aux façons d’agir d’un État révolutionnaire animé par une mentalité religieuse, même soutenu par des drones, des missiles et un programme nucléaire.  

Mais l'Iran est sur le point de connaître des changements qui pourraient être tout aussi fatidiques  que la décision prise par Khomeini en 1989 de léguer son poste à Ali Khamenei. Le Guide suprême est un personnage charismatique, puissant et un homme d'État qui veille aux moindres détails. Cependant, un simple regard sur son entourage révèle des faiblesses patentes en plus du fait que la question de la succession n'est pas encore réglée. Il n'y a pas aujourd'hui de personnalité politico-religieuse que l'on puisse considérer comme étant prédestinée à occuper le poste de Guide suprême. 

D'autre part, la puissante institution des Gardiens de la Révolution s'est bien enracinée en Iran. Le moment décisif pour l'Iran serait celui où une structure de pouvoir dominée par les Gardiens de la Révolution s'installerait aux commandes, tandis que le rôle du Guide suprême se transformerait en une fonction religieuse reproduisant le modèle de la haute autorité religieuse de Nadjaf en Irak ou entrant en concurrence avec elle.

Incarné par l'ayatollah Ali al-Sistani, ce modèle a été influent et bénéfique pour les hommes politiques irakiens. Il a pu coexister avec les conditions et les problèmes de l'Irak avant et après l'invasion américaine de 2003.

Les Gardiens de la Revolution ne manqueront pas l'occasion d'intervenir dans l'ère de l'après-Guide suprême. La centralité du rôle du Guide suprême dans la constitution est une question qui pourrait être gérée. L'Assemblée des experts avait en 1989 modifié la constitution en faveur de Khamenei.

AFP/HO/PRESIDENCIA IRAN - Miembros del Cuerpo de la Guardia Revolucionaria Islámica de Irán (IRGC)
AFP/HO/PRESIDENCY IRAN - Des membres du Corps des gardiens de la révolution islamique d'Iran (CGRI)

Quelle serait la place d'Ali Shamkhani dans ce maelström ? Il pourrait jouer un rôle clé dans l'établissement des règles du jeu ou être un candidat des Gardes de la Révolution  dans toute future structure de pouvoir de l'ère post-Guide suprême. Il est difficile de prédire quoi que ce soit, surtout si l'on considère que le successeur de Shamkhani est son vétéran et obstiné adjoint, Ali Akbar Ahmadian.

Peu d'informations sont disponibles sur Ahmadian et sur les raisons de son choix à ce poste. Mais tout le monde s'accorde à dire que la personnalité de cet homme n'a rien à voir avec le pragmatisme de Shamkhani, bien qu'il ait été son compagnon d'armes dans les années 80 et qu'il ait travaillé avec lui au sein du corps des Gardiens de la Révolution et dans le domaine de la sécurité nationale. Si les informations disponibles sont exactes, Ahmadian a etudié à  la faculté de médecine dentaire mais n'a pas terminé ses études et n’a pas de ce fait  obtenu son diplôme.  Il a ensuite rejoint le front pendant la guerre irako-iranienne au début des années 80, puis est retourné par la suite au service militaire et aux fonctions de renseignement. Ce sont là les signes d'une personnalité qui chercherait à régler ses comptes avec tout et tout le monde et qui aurait peu de chances de surmonter facilement la blessure narcissique que représente son échec à obtenir son diplôme universitaire. Le narcissisme n'est pas une vertu pouvant aider un conseiller à la sécurité nationale. Mais c’est un trait de caractère à même de définir l'état d'esprit des Gardiens de la Révolution alors qu’ils prennent le chemin du pouvoir suprême.

Tout ce que l'on peut espérer, c'est que l'investissement dans Ali Shamkhani ne soit pas vain. Mais les Gardiens arrivent.

Le Dr Haitham El-Zobaidi est le Directeur de la Rédaction de la maison d’édition Al Arab Publishing House.