L’illusion d’un ordre américain au Moyen-Orient : un catalyseur d’instabilité

- Une instabilité aux répercussions multiples
- Leçons de l'histoire : les dangers des décisions précipitées et idéologiques
- Vers une recomposition des alliances
- Une illusion qui s’effondre
Les récentes propositions de Donald Trump sur Gaza - déplacement forcé des Palestiniens, contrôle américain de l’enclave, transformation en « Riviera du Proche-Orient » - ne sont pas de simples péripéties diplomatiques. Elles cristallisent une rupture stratégique profonde, mêlant mépris des réalités historiques, calculs sécuritaires à courte vue et incompréhension des ressorts moraux qui structurent l’imaginaire politique arabe. Ce moment critique révèle une tension fondamentale : la dépendance des régimes arabes envers leur protecteur et ami américain se heurte à une cause palestinienne qui reste, malgré les normalisations récentes, le socle de leur légitimité intérieure et régionale.
Rien n’est étonnant, l’annonce de ces mesures a provoqué un rejet unanime, rare dans un monde arabe pourtant fracturé. L’Égypte du président Sissi, habituellement silencieuse sur les excès israéliens, a fermement condamné tout déplacement de population vers le Sinaï, rappelant le spectre des réfugiés de 1948. Quant à la Jordanie, où les Palestiniens constituent près de 60 % de la population, a brandi la menace d’une crise identitaire irréversible et irrévocable. Même l’Arabie saoudite, engagée dans un tango stratégique avec Washington autour du nucléaire iranien et des accords d’Abraham, a réaffirmé son attachement à Jérusalem-Est comme future capitale palestinienne. Ces réactions ne relèvent pas d’un sentimentalisme désuet. Elles trahissent une angoisse existentielle : en instrumentalisant Gaza comme variable d’ajustement géopolitique, Trump ne menace pas seulement un territoire - il s’attaque à l’un des derniers récits unificateurs du monde arabe, déjà miné par les guerres civiles, les printemps avortés et la montée en puissance de Téhéran.
Une instabilité aux répercussions multiples
À court terme, les régimes arabes se retrouvent piégés dans un dilemme cornélien. Leur survie dépend, pour beaucoup, du parapluie sécuritaire américain. L’Égypte, troisième bénéficiaire mondial de l’aide militaire américaine, ne peut se permettre de rompre avec Washington, même lorsque celui-ci évoque le déplacement de millions de Gazaouis vers le Sinaï. L’Arabie saoudite, malgré sa rhétorique ferme, reste engluée dans une relation symbiotique avec les États-Unis - des ventes d’armes à la sécurisation des champs pétroliers. Pourtant, cette dépendance se retourne contre eux. Les opinions publiques arabes, chauffées à blanc par les images de la guerre à Gaza, pourront commencer à voir dans toute collaboration avec Trump une trahison. Les réseaux sociaux bruissent déjà de comparaisons entre les monarchies du Golfe et les régimes collaborateurs de l’ère coloniale. Ce fossé entre realpolitik et légitimité populaire crée un terrain fertile pour les groupes jihadistes ou le Hamas, qui instrumentalisent la colère des jeunes générations. Le risque n’est pas théorique : en 2021, les manifestations pro -palestiniennes en Jordanie avaient forcé le gouvernement à rappeler son ambassadeur en Israël, rappelant que la rue arabe reste un acteur imprévisible mais incontournable.
Cette paralysie stratégique est exacerbée par le style imprévisible de la nouvelle Administration américaine. Ses annonces choc - tantôt menace de couper l’aide à l’Égypte, tantôt promesse d’un « deal du siècle » fantasmé - rendent toute anticipation impossible. Les capitales arabes naviguent à vue, tiraillées entre la crainte de provoquer sa colère et la nécessité de calmer leurs populations. Le projet de « Riviera de Gaza », perçu comme une réminiscence d’anciens projets des années 1930 visant à « faire fleurir le désert », a particulièrement enflammé les esprits. Dans les cafés du Caire à ceux de Beyrouth, on y voit une humiliation suprême : non seulement on dénie aux Palestiniens leur droit à un État indépendant, mais on transforme leur sacrifice en attraction touristique. Cette perception n’est pas qu’émotionnelle - elle s’ancre dans une mémoire collective où chaque initiative occidentale de « modernisation » masque en réalité une entreprise de domination.
Le véritable risque se profile à moyen terme. Si les propositions de Trump venaient à se concrétiser, ne serait-ce que partiellement, elles établiraient un précédent aux répercussions imprévisibles. Sa gouvernance a rompu avec les principes diplomatiques établis, adoptant une approche transactionnelle où la primauté des intérêts nationaux immédiats a éclipsé toute logique multilatérale. Le déplacement massif de Palestiniens rappellerait trop ouvertement la Nakba de 1948, ce traumatisme fondateur jamais digéré. Les dirigeants de certains pays arabes ont, au fil des décennies, mis en avant la cause palestinienne pour détourner l'attention de leurs propres défis internes, tels que la corruption, les inégalités et les tendances autoritaires. Cette stratégie pourrait se retourner contre eux si des décisions internationales, prises sans concertation, venaient à redéfinir radicalement la situation à Gaza. Dans un tel contexte, il deviendrait difficile de justifier les sacrifices consentis pendant des années - qu'il s'agisse de conflits armés infructueux ou de dépenses militaires considérables - si le sort de Gaza pouvait être scellé par une simple déclaration étrangère. La légitimité des monarchies du Golfe, déjà ébranlée par leur rapprochement avec Israël, en prendrait un coup fatal. Le roi de Jordanie, dont la dynastie se présente comme gardienne des Lieux saints de Jérusalem, verrait son crédit s’effriter. Même l’Égypte, qui a accepté sans broncher le siège de Gaza depuis 2007, serait accusée de complicité passive.
Cette crise révèle une vérité souvent occultée : la question palestinienne n’est pas qu’un conflit territorial. Elle incarne une lutte pour la reconnaissance, une quête de dignité qui transcende les frontières. Lorsque Trump affirme vouloir « régler le problème une fois pour toutes », il ignore que pour des millions d’Arabes - du Maroc à l’Irak -, la Palestine est devenue le symbole de leur propre impuissance face à un ordre international perçu comme injuste. Les accords d’Abraham, signés en 2020 entre Israël et plusieurs États arabes, n’ont pas atténué la portée symbolique et morale de la cause palestinienne. Bien au contraire, ils ont ajouté une nouvelle complexité en confrontant les dirigeants arabes à un dilemme : renforcer leurs relations diplomatiques et économiques avec Israël tout en ménageant des opinions publiques profondément attachées à la Palestine. Cette normalisation, censée marquer une avancée diplomatique dans le but de régler ce conflit, n’a pas effacé le sentiment d’injustice ni les revendications historiques, mais a accentué le fossé entre les choix politiques des États et les attentes de leurs populations, rendant toute approche équilibrée encore plus difficile. Les Émirats arabes unis ou Bahreïn, en normalisant leurs relations avec Tel-Aviv, ont cru pouvoir dissocier realpolitik économique et solidarité panarabe. Les projets sur Gaza montrent les limites de cette approche. En touchant à l’identité même du conflit - le droit des Palestiniens à rester sur leur terre -, Trump force les régimes arabes à choisir : trahir leur rhétorique ou risquer l’ire de Washington.
Dans ce contexte, la sécurité nationale des pays arabes prend une dimension paradoxale. Les menaces traditionnelles - terrorisme, ingérence iranienne, crises économiques - sont désormais doublées d’un risque existentiel : la perte de crédibilité de leurs dirigeants. Un scénario de reprise de Gaza par une force étrangère (américaine, israélienne ou internationale) ne serait pas qu’une défaite militaire. Il signerait l’effondrement du dernier grand récit arabe, celui de la résilience face à l’adversité. Les conséquences seraient systémiques. Au Liban, déjà au bord de l’effondrement, le Hezbollah perdrait son principal argument de mobilisation contre Israël - ou au contraire, se radicaliserait davantage. En Arabie saoudite, Le prince Mohammed ben Salman, qui cherche à construire une légitimité modernisatrice, serait accusé d’avoir sacrifié la Palestine sur l’autel de Vision 2030. Quant à l’Égypte, elle devrait gérer non seulement un afflux de réfugiés, mais aussi la colère des Frères musulmans et autres groupes opposés au régime, qui feraient de Gaza un nouveau symbole de résistance.
Leçons de l'histoire : les dangers des décisions précipitées et idéologiques
D’ailleurs, l’histoire récente offre des précédents inquiétants. L’invasion américaine de l’Irak en 2003, menée sans mandat international, avait déjà ébranlé la crédibilité des régimes arabes pro-occidentaux. De plus, l’histoire démontre avec une froide régularité que les décisions prises sous l’emprise de l’urgence, de l’idéologie ou de l’orgueil politique nourrissent rarement la paix, mais alimentent au contraire des cycles de violence durables. Le traité de Versailles (1919), conçu pour punir l’Allemagne plutôt que de reconstruire un équilibre européen, a transformé une défaite militaire en humiliation collective, offrant un terreau fertile au nationalisme revanchard et à la Seconde Guerre mondiale. De même, l’invasion de l’Irak en 2003, justifiée par une urgence fabriquée autour d’armes de destruction massive inexistantes, a substitué à la realpolitik une logique idéologique néoconservatrice, détruisant les structures étatiques irakiennes et ouvrant la voie à l’émergence de l’État islamique au Levant. L’hubris des grandes puissances, souvent aveugles aux réalités locales, se retrouve aussi dans la gestion soviétique de l’Afghanistan (1979) : en voulant imposer un régime communiste par la force, Moscou a engendré une décennie de guerre, radicalisé l’islam politique et contribué à la montée d’Al-Qaïda.
Ces exemples révèlent un schéma récurrent : l’urgence sert à légitimer des actions précipitées, l’idéologie occulte les complexités humaines, et l’orgueil transforme les erreurs en catastrophes. Les accords de Munich (1938), où Londres et Paris ont cru acheter la paix en sacrifiant la Tchécoslovaquie, illustrent cette illusion tragique : en cédant à la peur immédiate d’un conflit, les démocraties ont renforcé Hitler, précipitant une guerre bien plus meurtrière. Ces décisions, prises en méprisant le droit international et les mémoires collectives, laissent des séquelles systémiques - frontières artificielles, ressentiments ethniques, légitimité érodée des institutions - qui hypothèquent toute réconciliation future. Elles rappellent que la paix ne se construit ni dans la précipitation ni dans le mépris des équilibres fragiles qui unissent territoires, populations et récits historiques.
Cependant, la crise actuelle est plus pernicieuse. Elle ne repose pas sur une intervention militaire ouverte, mais sur une lente érosion des principes du droit international - droit au retour, souveraineté territoriale, interdiction des déplacements forcés. Si Gaza tombe, qui dira que la Cisjordanie, Jérusalem, Sinaï ou même le Golan seront épargnés ? Cette peur explique la réaction véhémente de pays comme la Jordanie, dont la stabilité dépend du maintien du statu quo sur les Lieux saints. En coulisses, des diplomates arabes évoquent même le spectre d’un « effet domino » : des soulèvements populaires inspirés par la cause palestinienne, couplés à des manipulations externes (iraniennes, turques ou d’autres), pourraient embraser une région déjà sous tension.
Face à ce péril, les options des pays arabes semblent singulièrement réduites. Leur fragmentation politique - entre sunnites et chiites, monarchies et républiques, riches en hydrocarbures et pays en faillite - les empêche de former un front commun. Les récentes initiatives diplomatiques visant à résoudre la question palestinienne ont mis en évidence des défis persistants en matière de coordination régionale. Malgré des efforts notables, les divergences structurelles au sein des organisations régionales comme la Ligue Arabe rendent difficile l'élaboration d'une réponse unifiée. Par ailleurs, certaines nations pourraient envisager des accords bilatéraux pour obtenir des avantages spécifiques, ce qui pourrait compromettre la cohésion régionale et entraîner des coûts politiques à long terme. Dans ce sens, la solution réside peut-être dans un retour aux fondamentaux de la diplomatie arabe. Les années 1950-1960, malgré leurs échecs, avaient vu émerger une vision collective articulée autour de la défense de la Palestine. Le projet américain, en provoquant un choc similaire à la défaite de 1967, pourrait paradoxalement pousser les pays arabes à repenser leur approche. Certains signaux vont dans ce sens : le rapprochement récent entre l’Arabie saoudite et la Syrie post-Assad, les pourparlers entre l’Égypte et la Turquie, ou les appels jordaniens à une conférence internationale sur Gaza. Reste à savoir si ces initiatives dépasseront le stade des déclarations d’intention. De surcroît, plusieurs pays arabes jouent un rôle crucial dans la recherche d'une solution au conflit israélo-palestinien. Le Maroc, par exemple, a récemment démontré son engagement en facilitant le déblocage de fonds palestiniens retenus par Israël, suite à l'intervention du roi Mohammed VI. Cette action diplomatique souligne l'importance de l'implication active des nations arabes dans la promotion d'une paix durable et équitable au Moyen-Orient.
Vers une recomposition des alliances
Personne ne peut contester que les enjeux de cette crise dépassent largement le cadre de Gaza. Il touche à la place du monde arabe dans l’ordre international émergent. En reléguant le droit international au second plan, les États-Unis pourraient accélèrer l’érosion du système multilatéral - un système qui, malgré ses imperfections, offrait aux pays arabes une tribune pour défendre leurs intérêts stratégiques et critiques. La montée en puissance de la Chine et de la Russie, moins investies dans la question palestinienne mais avides de contester l’hégémonie occidentale, pourrait offrir des alternatives. Déjà, Pékin propose sa médiation, tandis que Moscou mise sur son alliance avec l’Iran pour s’imposer comme acteur incontournable. Les pays arabes devront naviguer entre ces nouvelles polarités, sans pour autant tomber dans une nouvelle dépendance.
Dans une autre mesure, la décision de prendre le contrôle de la bande de Gaza et d’y déplacer sa population palestinienne risque de bouleverser les équilibres géostratégiques régionaux et internationaux. Sur le plan énergétique, l’exploitation des réserves gazières offshore (Léviathan, Tamar, Dalit) renforcerait l’influence des États-Unis face aux concurrents comme le Qatar ou l’Iran, tout en réduisant la dépendance européenne au gaz russe. Sur le plan régional, cette initiative divise les alliances : les pays arabes (Égypte, Jordanie, Arabie saoudite) y voient une violation du droit international et une menace pour leur stabilité, tandis que l’Iran et la Turquie pourraient exploiter la crise pour isoler Washington et ses partenaires. Sur le plan juridique, le projet contrevient aux normes internationales, notamment l’interdiction des transferts forcés de populations et la solution à deux États soutenue par la Ligue arabe, affaiblissant davantage des institutions comme l’ONU ou la CPI. Sur le plan du conflit israélo-palestinien, il marginalise l’Autorité palestinienne, enterre toute perspective de coexistence et risque d’alimenter un cycle de violence par la radicalisation. Enfin, sur le plan global, cette décision pourrait exacerber les rivalités avec la Russie et la Chine, susceptibles de capitaliser sur le ressentiment arabe, tout en fissurant l’unité occidentale autour de la question palestinienne. Ces dynamiques traduisent une volonté de redessiner le Moyen-Orient selon une logique de puissance, au risque d’une instabilité prolongée.
Au cœur de cette tourmente, la Palestine reste le miroir des contradictions arabes. Elle révèle l’écart entre les discours officiels et les réalités du pouvoir, entre les solidarités affichées et les calculs égoïstes. Les projets de Trump sur Gaza, par leur brutalité même, pourraient avoir un effet inattendu : forcer les régimes arabes à réconcilier leurs intérêts stratégiques avec les aspirations de leurs peuples. C’est là le défi ultime - non pas pour Gaza, mais pour la survie même d’un monde arabe en quête de cohérence et de dignité.
Dans ce sens, la stabilité du Moyen-Orient ne saurait être imposée par des décisions unilatérales détachées des réalités locales et des héritages historiques qui façonnent les équilibres régionaux. Toute approche qui néglige les dynamiques profondes de la région ne peut qu’engendrer des tensions accrues et compromettre les perspectives de paix. Seule une diplomatie inclusive, ancrée dans le respect du droit international et la prise en compte des aspirations du peuple palestinien, peut offrir une alternative viable à l’instabilité chronique. La recherche d’un équilibre durable ne doit pas être guidée par des impératifs sécuritaires immédiats, mais par une vision stratégique fondée sur le dialogue, la coopération et la reconnaissance des intérêts mutuels.
En l’absence d’une volonté concertée et d’une approche globale, chaque crise ne fera que raviver les fractures existantes, exposant plusieurs pays arabes à des risques existentiels. La remise en question du statut de Gaza ne menace pas seulement la cause palestinienne, mais ébranle également la cohésion interne de plusieurs États, notamment la Jordanie, l’Égypte et certains pays du Golfe, dont la stabilité repose en partie sur l’équilibre fragile entre engagement diplomatique et gestion des sensibilités nationales. Une telle dynamique pourrait alimenter des tensions identitaires, exacerber les divisions politiques et renforcer des mouvements contestataires capables de déstabiliser encore davantage des régimes déjà confrontés à des crises multiples. Loin de servir la sécurité régionale, une telle politique risque de créer un effet domino dont les répercussions s’étendront bien au-delà de Gaza, plongeant toute la région et la sous-région dans une nouvelle ère d’incertitude et de rivalités exacerbées.
A l’aune, les pays arabes se retrouvent confrontés à un dilemme critique : une réaction précipitée à cette décision risquerait d’exacerber les menaces pesant sur leur sécurité nationale et leur stabilité interne. A cet égard, un alignement hâtif sur un projet perçu comme illégitime pourrait déclencher un rejet populaire massif, fragilisant des régimes déjà vulnérables face aux défis socio-économiques et aux clivages politiques. En Égypte ou en Jordanie, où la question palestinienne reste un symbole de solidarité panarabe, des dirigeants perdraient en légitimité s’ils apparaissaient complices d’une mesure contraire au droit international, nourrissant frustrations et mobilisations. Par ailleurs, la crédibilité diplomatique des États arabes serait durablement entamée, sapant leur rôle dans les négociations régionales et leur capacité à défendre des intérêts communs, comme l’accès aux ressources énergétiques ou la sécurité des frontières. Le danger réside aussi dans l’effritement de l’unité arabe : une réponse désordonnée ou divisée affaiblirait des structures comme la Ligue arabe, déjà critiquée pour son inefficacité, et ouvrirait la voie à des ingérences externes. Pour éviter un tel scénario, une stratégie collective et réfléchie s’impose : dénoncer fermement les transferts forcés, tout en élaborant des contre-propositions garantissant les droits palestiniens sans compromettre les intérêts stratégiques arabes. En l’absence d’une telle approche, les régimes risquent de se marginaliser, à la fois face à leur opinion publique et sur la scène internationale, accélérant un déclin géopolitique déjà amorcé.
Une illusion qui s’effondre
Ainsi, cette décision de prendre le contrôle de Gaza et d’y déplacer sa population palestinienne constitue une rupture géopolitique aux conséquences multidimensionnelles, dont l’impact variera selon les temporalités. À court terme, la région et la sous-région s’exposera à une instabilité immédiate : les pays arabes (Égypte, Jordanie, Arabie saoudite, …) rejettent massivement ce qu’ils perçoivent comme une annexion déguisée, risquant de provoquer des mobilisations populaires et une crise humanitaire si des opérations militaires israéliennes reprennent pour faciliter le plan. Le Hamas et l’Autorité palestinienne, bien qu’affaiblis, pourraient instrumentaliser le ressentiment pour relancer des attaques, fragilisant les trêves précaires. Sur le plan diplomatique, les États-Unis pourraient connaitre un isolement. Il est fort probable que l’UE, l’ONU et des partenaires clés aux pays arabe comme la France condamnent une violation flagrante du droit international, sapant la crédibilité morale de Washington.
À moyen terme, les répercussions systémiques se cristallisent. Les accords d’Abraham, pierre angulaire de la normalisation entre Israël et les monarchies du Golfe, risquent l’effritement, l’Arabie saoudite refusant de sacrifier la cause palestinienne sur l’autel de ses intérêts énergétiques. Les régimes arabes modérés (Jordanie, Égypte) pourraient faire face à une radicalisation de leur opinion publique, exacerbant les tensions internes liées au chômage ou aux inégalités. Parallèlement, la judiciarisation du dossier s’intensifie : ONG et institutions comme la CPI mobilisent le droit international pour poursuivre les responsables de transferts forcés, malgré le refus des États-Unis et d’Israël de reconnaître leur compétence. De plus, la perspective d'un nouveau Printemps arabe, accompagné d'une résurgence de l'islam politique, constitue un enjeu stratégique majeur que l'administration américaine se doit de considérer attentivement. Les soulèvements populaires de 2011 ont démontré que les frustrations socio-économiques et politiques peuvent rapidement se transformer en mouvements de grande ampleur, redéfinissant les équilibres régionaux et impactant directement les intérêts américains au Moyen-Orient.
Une nouvelle vague de contestation pourrait entraîner une instabilité accrue, offrant un terreau fertile pour des mouvements islamistes visant à combler les vides de pouvoir. Cette dynamique pourrait non seulement menacer les régimes alliés des États-Unis, mais aussi compliquer la lutte contre le terrorisme et perturber les marchés énergétiques mondiaux.
À long terme, le projet pourrait redessiner les équilibres régionaux. L’exploitation des réserves gazières offshore (Léviathan, Tamar) par les États-Unis et Israël marginaliserait les projets concurrents (Qatar, Turquie), renforçant l’hégémonie énergétique occidentale. Cependant, l’effacement de la solution à deux États et la dépendance économique des Palestiniens créeraient une « bombe à retardement » démographique et sociale, alimentant un cycle de violence intergénérationnel. A une autre échelle, l’initiative affaiblirait la position américaine : perçu comme un acteur unilatéral, Washington offrirait à la Chine et à la Russie une opportunité de capitaliser sur le mécontentement arabe pour étendre leur influence.
Bien que l'annonce du président Trump semble viser des objectifs électoraux - tels que séduire une base pro-israélienne - et symboliques - en affichant une politique « disruptive » -, ses conséquences potentielles pourraient être profondément déstabilisatrices. Le plan, qui envisage de relocaliser 2,2 millions de Palestiniens dans des pays voisins, est largement considéré comme irréaliste et suscite de vives critiques pour son manque de faisabilité et son mépris des droits des Palestiniens. Sa mise en œuvre risquerait d'exacerber les tensions régionales, de saper les institutions internationales et d'enliser davantage le conflit israélo-palestinien dans une impasse. Dans ce contexte, une réponse collective de la communauté internationale, combinant une pression diplomatique concertée, un soutien affirmé aux droits des Palestiniens et un rééquilibrage stratégique des alliances, apparaît indispensable pour atténuer ces risques et promouvoir une paix durable au Moyen-Orient.
Loin d’apporter la stabilité escomptée, l’approche américaine au Moyen-Orient engendre une dynamique d’incertitude stratégique et de recomposition régionale aux effets imprévisibles. En substituant l’unilatéralisme à la concertation, Washington fragilise les équilibres hérités de la guerre froide et nourrit une défiance accrue envers son rôle d’arbitre global. Loin d’être un simple ajustement tactique, cette posture traduit une révision en profondeur des paradigmes géopolitiques, où l’instrumentalisation du rapport de force supplante la diplomatie de consensus. Or, en négligeant les réalités sociopolitiques et les imaginaires collectifs qui façonnent la région, cette politique accélère l’érosion des mécanismes multilatéraux et favorise l’émergence de nouvelles polarités, redéfinissant les axes d’alliances traditionnels. La gestion unilatérale du dossier palestinien, perçue comme une négation des normes internationales, alimente une contestation transversale qui transcende les clivages étatiques et réactive des dynamiques de mobilisation sociétales aux résonances profondes. Dans cet environnement en mutation, l’illusion d’un ordre américain structurant le Moyen-Orient s’efface au profit d’un espace stratégique fragmenté, où les marges de manœuvre se rétrécissent et où de nouveaux acteurs, plus ancrés dans les réalités régionales, redéfinissent progressivement les contours d’une gouvernance multipolaire en devenir.
Cherkaoui Roudani