Coopération franco-espagnole dans le domaine de l'industrie de défense de l'Union européenne

Traditionnellement, et à quelques exceptions près, la France et l'Espagne ont très peu collaboré dans le domaine de l'industrie de la défense. Toutefois, avec les nouveaux défis auxquels l'Union européenne est confrontée, cette tendance pourrait être en train de changer. Les incertitudes liées à Brexit, la crise en Ukraine et les menaces de l'administration Trump de quitter l'OTAN ont relancé le débat sur la défense européenne.
Dans ce contexte, Paris et Madrid se sont prononcés en faveur d'un investissement, d'une planification, d'un développement et d'une exploitation plus conjoints des capacités de défense dans le cadre de l'Union. Cependant, les deux pays éprouvent toujours des difficultés à collaborer dans le domaine de l'industrie de la défense et, malgré leur soutien mutuel dans les projets PESCO, nous ne pouvons que constater de réels progrès dans le programme FCAS.
Ce document analysera la coopération hispano-française actuelle dans le domaine de l'industrie de la défense dans le cadre de l'UE, puisque c'est dans ce contexte qu'elle a été la plus développée, et proposera des recommandations pour son amélioration.
a. Cadre de coopération : efforts communs en matière de défense
Depuis la création de l'Union européenne, l'idée d'établir un projet de sécurité commune est apparue à plusieurs reprises. Dans le traité de Maastricht, les États membres ont convenu de créer une politique étrangère et de sécurité commune. Le traité de Nice, en 1999, a consacré la création de la force de réaction rapide, composée de 60 000 soldats des pays de l'UE, qui pouvait être déployée dans un délai de 60 jours pour des missions régionales de gestion de crise et de maintien de la paix.
Malgré cet engagement, le projet de force européenne s'est heurté à plusieurs obstacles tels que le pouvoir politique de l'OTAN et la volonté des États de maintenir leur propre souveraineté en matière de défense. Cependant, les pays de l'UE ont des menaces communes telles que le terrorisme, les menaces hybrides ou l'insécurité énergétique. C'est pourquoi, en dépit de ses réticences, l'Union européenne a accepté de mettre en place trois nouveaux outils dans le cadre de la stratégie de politique étrangère et de sécurité mondiale afin de stimuler la coopération en matière de défense.
Premièrement, l'examen annuel coordonné de la défense (ADCR) fournit aux États membres une vue d'ensemble du paysage des capacités et identifie les possibilités de coopération. Deuxièmement, le Fonds européen de défense (FED) fonctionne comme une incitation financière à la coopération en matière de défense. Troisièmement, la coopération structurée permanente (PESCO) trouve des engagements pour planifier, développer et exploiter les capacités de défense. Ces trois instruments sont coordonnés par l'Agence européenne de défense, qui assure également la cohérence entre les processus de planification de la défense de l'UE et de l'OTAN.
b. Coopération structurée permanente (PESCO)
L'objectif de la création du PESCO par le Conseil en décembre 2017 était d'accroître la coopération en matière de défense entre vingt-cinq États membres de l'UE, tout en réalisant une industrie de défense coordonnée en Europe. Cependant, dans le contexte des relations internationales et des divergences croissantes entre les Européens, la politique de défense de l'UE est apparue divisée, faible et déficiente.
Néanmoins, cette initiative a mis en évidence la nécessité d'une coopération ainsi que d'un équilibre des pouvoirs. Quant à la position de la France sur cette question, Paris est convaincu que l'UE doit développer sa propre capacité à mener une action militaire indépendante en matière de politique de sécurité et de défense. Sur une liste de 47 projets développés dans le cadre de PESCO, la France en coordonne 10, l'Espagne 2. Bien qu'il y ait un réel manque de leadership européen dans ce domaine, ces deux pays coopèrent sur presque tous les projets dans lesquels ils sont impliqués. D'une certaine manière, la France et l'Espagne semblent se soutenir mutuellement dans le développement d'une industrie européenne de la défense.
c. Futur système aérien de combat (FCAS)
En termes de coopération pour le développement des programmes de défense européens, l'une des questions les plus controversées à l'heure actuelle est sans aucun doute l'achat d'avions de chasse militaires américains par les pays européens. Après la Pologne, l'Italie ou les Pays-Bas, la Belgique a décidé en 2018 d'acheter 34 avions de chasse américains Lockheed-Martin F35 dotés de capacités de furtivité. L'acquisition de ce chasseur a suscité une controverse en Belgique et en Europe, car elle est contraire à l'idée d'une stratégie de défense européenne plus autonome.
Le produit américain étant préféré à ses concurrents européens, l'Eurofighter Typhoon ou le Rafale, plusieurs questions ont été soulevées quant à la pertinence de la stratégie de défense européenne et à sa souveraineté. Le directeur général de Dassault (le développeur du Rafale), Eric Trappier, a regretté le choix de certains pays européens : "nous devons nous interroger sur le poids des Européens par rapport aux Etats-Unis dans l'OTAN". C'est pourquoi l'initiative FCAS (Future Air Combat System) de la France, de l'Allemagne et de l'Espagne doit être soulignée comme un signe de l'engagement européen en matière de défense. Pour faire face aux problèmes futurs à l'horizon 2040, le FCAS mettrait en place un avion de chasse de nouvelle génération (NGF) en liaison indépendante avec les drones, les satellites et les systèmes au sol. Un premier prototype de cet ambitieux projet devrait voler d'ici 2026.
Alors que l'Espagne voit ses avions F-18 Hornet arriver au terme de leur vie opérationnelle dans 5 ans, elle semble s'engager dans une coopération européenne forte. En effet, après la signature d'un accord introductif au salon du Bourget en 2019, les gouvernements espagnol, français et allemand ont signé un accord de recherche et développement à l'hôtel deBrienne (ministère français de la défense) le 20 février dernier. Les enjeux d'un tel projet sont fortement liés aux questions de souveraineté.
Toutefois, le développement de ce programme se heurte à certaines difficultés. Tout d'abord, Airbus était notoirement mécontent de ne pas avoir été choisi pour gérer le programme FCAS. Deuxièmement, on craint que le projet ne s'éloigne de l'objectif consistant à satisfaire les intérêts de la défense nationale, car une lutte commerciale est en train d'émerger entre Airbus et Boeing, et finalement entre l'Europe et les États-Unis. En outre, le FCAS ne peut pas fournir de solutions à court terme, de sorte que l'Espagne envisage de remplacer ses avions par le F-35, et l'Allemagne envisage d'adopter à la fois le Super Hornet américain et d'autres variantes de l'Eurofighter Typhoon. De plus, la France participe au projet d'avion de combat Rafale.
d. Difficultés à poursuivre la coopération
De nombreux projets de défense impliquant l'Espagne et la France ont été lancés. Cependant, peu de progrès ont été réalisés, le FCAS étant le seul qui se distingue comme un projet de coopération franco-espagnole. En fait, plusieurs problèmes ont entravé la collaboration entre ces deux pays dans le secteur de l'armement.
En premier lieu, peu de projets communs ont été réalisés auparavant. Non seulement parce que les deux États ont été réticents à céder leur souveraineté dans ce domaine, mais aussi parce qu'ils ont choisi des partenaires différents. Pour soutenir son industrie de défense, la France s'est traditionnellement appuyée sur des pays comme l'Allemagne (avions de transport militaire Transall), le Royaume-Uni (traités de Lancaster House et coopération sur les hélicoptères, par exemple) ou l'Italie (programme FREMM). D'autre part, les États-Unis jouent un rôle important sur le marché espagnol de la défense pour les missiles, les radars et les équipements électroniques et de communication.
Cette situation a donné lieu au débat sur le rôle joué par les États tiers dans le développement du système de défense européen. Les États-Unis ont fait valoir que la duplication industrielle ne devrait pas être recherchée, puisque la plupart des pays de l'UE sont membres de l'OTAN. Toutefois, l'UE a déclaré que les capacités des deux organisations peuvent être complémentaires. En conséquence, trois points de vue différents semblent avoir émergé parmi les pays européens :
- Ceux qui ne trouvent pas les initiatives européennes de défense attrayantes, car ils dépendent du soutien américain à l'OTAN. Par ailleurs, en septembre 2018, les États-Unis ont lancé l'ERIP (European Recapitalisation Incentive Programme), qui vise à contribuer au remplacement des équipements d'origine soviétique dans les pays d'Europe de l'Est. Ils sont donc plus disposés à dépendre de Washington.
- Des pays, comme l'Allemagne, qui reconnaissent l'importance de promouvoir l'autonomie stratégique européenne, mais qui sont en même temps conscients de leur dépendance vis-à-vis des États-Unis, tant pour la sécurité de l'Europe que pour le fonctionnement du commerce.
- Ceux qui favorisent la consolidation d'une industrie européenne de la défense, comme la France.
L'Espagne ferait partie du deuxième groupe, car elle achète des armes aux États-Unis (systèmes tels que le drone MQ-9 "Reaper", le système AEGIS des frégates F-100, le système de combat du sous-marin S-80 ou le missile de défense aérienne de la frégate F-110), mais elle ressent également la menace d'une Afrique instable, qui a besoin d'une action européenne pour être contrôlée. En tout cas, le fait qu'il existe des visions différentes au sein de l'Union a sapé la coordination de la politique européenne de défense.
Enfin, le cadre financier pluriannuel européen 2021-2027 pour l'industrie de la défense est en cours d'approbation. Cela pourrait contribuer à la prolifération des demandes et des projets européens visant à prendre en charge les budgets de l'UE. Cependant, son attribution était déjà remise en question avant la crise COVID-19. Aujourd'hui, le budget a été réduit de 13 millions d'euros à 8 millions.
La consolidation du marché européen de la défense nécessite la coopération des États membres de l'Union européenne, qui s'est limitée à quelques projets de grande envergure qui ne sont pas réalisables au niveau national. En effet, la défense est toujours perçue comme une question nationale plutôt qu'européenne, ce qui retarde l'obtention d'un consensus sur ce sujet. Toutefois, la France et l'Espagne devraient se concentrer sur les avantages de la coopération pour stimuler l'intégration dans ce secteur.
En 2018, l'Agence européenne de défense a présenté le plan de développement des capacités, dont l'objectif principal est de soutenir les processus décisionnels aux niveaux européen et national dans le développement des capacités militaires. De cette manière, l'UE devrait se concentrer sur la mise en œuvre et le développement de ses capacités pour parvenir à une forte autonomie stratégique. Cela dit :
- Une meilleure coordination et une meilleure répartition des capacités peuvent améliorer considérablement le rendement des dépenses militaires, car les pays n'auraient pas besoin de couvrir individuellement tout l'éventail des projets de défense. Cela ne signifie pas que des pays comme la France ou l'Espagne doivent perdre leurs capacités essentielles, mais que les États membres de l'UE doivent coopérer davantage à leur construction et accroître l'intégration dans des domaines secondaires (par exemple, un navire pour le sauvetage des sous-marins ou un laboratoire pour la recherche de nouveaux matériaux). En tout cas, le Rapport de Munich sur la sécurité 2017 estime que les États pourraient économiser jusqu'à un tiers des dépenses actuelles de défense.
- Une cartographie de l'industrie européenne de la défense doit être réalisée afin de distinguer les différentes activités et les différents projets qui existent actuellement. Par exemple, les États membres de l'UE disposent de 20 types d'avions de combat différents (contre 6 aux États-Unis), de 29 types de frégates (4 aux États-Unis) et de 20 types de véhicules blindés de combat (2 aux États-Unis). Une plus grande coopération dans la planification, l'acquisition et l'utilisation des systèmes améliorerait l'interopérabilité des forces armées des États membres et conduirait à un investissement plus efficace de l'argent.
- Pour compléter l'argument ci-dessus, il est également important d'accroître les investissements dans la recherche et le développement en matière de défense. Nous vivons actuellement dans un système international où la technologie détermine l'équilibre des pouvoirs. Par conséquent, si l'Union européenne veut devenir un acteur stratégique, elle doit être au même niveau en termes de technologie que le reste de ses concurrents internationaux.
- La situation géopolitique qui entoure l'Union européenne a un impact direct sur le développement de ses politiques et de ses projets : le terrorisme au Sahel, les négociations de Brexit, les élections américaines ou l'actuelle pandémie de Covid-19 ont mis en évidence la nécessité d'améliorer les investissements dans la défense européenne. Les membres européens doivent être prêts à adapter leurs stratégies aux tendances internationales actuelles.
- Enfin, si les États membres veulent projeter l'autonomie stratégique européenne au-delà de leurs frontières, ils doivent renforcer leur vision auprès des citoyens européens. Une stratégie de culture de défense est essentielle pour mettre en œuvre toutes les activités mentionnées ci-dessus. Sans le soutien des citoyens, ces politiques n'auront pas de résultats adéquats.
Compte tenu des avantages, la France et l'Espagne doivent promouvoir une base industrielle et technologique européenne pour obtenir les capacités industrielles requises par la politique de sécurité et de défense commune (PSDC). Il s'agit notamment de renforcer les relations avec les autres partenaires européens plutôt qu'avec les États-Unis dans le domaine de l'industrie de la défense. Cependant, il faudra aussi trouver un équilibre entre les nouveaux projets européens et les capacités de l'OTAN, surtout à court terme.
En outre, le soutien aux entreprises espagnoles et françaises de l'industrie de la défense dans leur convergence avec l'Europe doit être accru, et la promotion des partenariats technologiques avec les pays européens est cruciale. Cela faciliterait l'exploitation des possibilités de coopération conformément aux recommandations de la CARD.
Nous pourrions conclure qu'il existe actuellement une coopération entre la France et l'Espagne en matière de défense, bien qu'il manque encore une vue d'ensemble plus précise et plus complète de l'UE sur les domaines, dans quelle mesure et avec qui cette stratégie devrait être développée. Toutefois, le projet prometteur du FCAS peut être un bon point de départ pour changer cette situation, et les deux pays devraient s'efforcer de surmonter les difficultés qui menacent l'initiative.
Synopia et Article 30 remercient leurs membres pour leur contribution commune à ce document, en particulier Beatriz de León Cobo, Laura Schaub, Isabel Renedo, Clément Lopin et María Muñoz