Ces dernières semaines, les tensions autour du champ pétrolier de Sharara ont ravivé la discorde entre la population libyenne et le gouvernement, mettant ainsi en lumière les risques d’instabilité étatique

En Libye, l’écart entre les politiques gouvernementales et les attentes populaires s’accentuent

Un hombre con la bandera de Libia durante un bombardeo cerca de la ciudad de Ras Lanuf - PHOTO/REUTERS/GORAN TOMASEVIC
Un homme avec le drapeau libyen lors d'un bombardement près de la ville de Ras Lanuf - PHOTO/REUTERS/GORAN TOMASEVIC

La Libye débute la nouvelle année avec un regain de tensions autour de son plus grand champ pétrolier : El-Sharara. Début janvier 2024, une vidéo circule sur internet. Des manifestants de la région de Fezzan, située dans le sud du pays, annoncent la fermeture du champ pétrolier d’El-Sharara jusqu’à la prise en considération de leurs revendications. La National Oil Corporation libyenne (NOC) ne réagira que quelques jours plus tard, déclarant le dimanche 7 janvier un cas de force majeure. Cette manœuvre juridique révèle ainsi l’envergure des protestations, puisque la force majeure permet de libérer une compagnie de ces obligations légales vis-à-vis de ses clients. 

  1. El-Sharara, une cible stratégique 
  2. Une manifestation anti-corruption revendiquant plus de droits pour les habitants de la région 
  3. Une réaction des autorités en phase avec le contexte politique libyen 
  4. Des risques socio-économiques complexes 

Produisant la part la plus importante du pétrole libyen, le champ pétrolier de Sharara est la cible privilégiée des manifestants. Depuis 2011, la production pétrolière d’El-Sharara a été régulièrement interrompue par des populations locales aux exigences sociales et politiques variées. Dès lors, ces tensions récurrentes accroissent les risques d’instabilité étatique, mettant ainsi en lumière l’écart croissant entre les intérêts économiques nationaux et les demandes des communautés locales. 

Pétrole Libye - PHOTO/FILE

El-Sharara, une cible stratégique 

Le champ pétrolifère d'El-Sharara est situé dans le désert de Murzuq, à 700 km au sud de Tripoli. Il est considéré comme le plus grand champ pétrolier de la Libye et d’Afrique avec une capacité de production de plus 300 000 barils de pétrole brut léger par jour. Exploité par Akakus Oil Operations (anciennement Repsol Oil Operations), le premier pétrole du champ a été produit en 1996. Les partenaires de développement du champ de Sharara comprennent la société nationale libyenne NOC, Repsol, Total, OMV et Equinor. 

Selon GlobalData, le champ est situé dans le bloc NC 115 (zones 129 et 130). Outre les puits de production et d'injection d'eau, il comprend également d’autres infrastructures telles que des usines de séparation du gaz et du pétrole (GOSP), des pompes d'injection d'eau, des stations de collecte, des unités de récupération de vapeur, des usines de traitement de l'eau ainsi que des unités de compression de gaz. La production brute du champ pétrolier de Sharara est acheminée par un pipeline vers le terminal d'exportation pétrolière de Zawiya et la raffinerie de Zawiya, situées à environ 45 km à l'ouest de Tripoli, sur la côte méditerranéenne. 

De par sa position géographique et ses capacités de production, le champ pétrolifère de Sharara est rapidement devenu une cible pour les manifestants libyens. Les premières perturbations remontent à 2011, année des printemps arabes ainsi que du renversement et de l’assassinat du dictateur libyen Mouammar Kadhafi. Dès lors, des interruptions fréquentes ont été observées sur le site pétrolier d'El-Sharara. Il est toutefois intéressant de noter que les premiers blocages n’avaient pas été initiés par des groupes localisés mais par des groupes armés dans un contexte de fragilité sécuritaire en Libye.  

Le champ pétrolier a notamment été fermé pendant deux ans, entre 2014 et 2016, lors du blocus du pipeline par des groupes armés et à nouveau en 2020 par un groupe armé soutenant l’Armée nationale libyenne. La force majeure avait d’ailleurs déjà été déclarée une première fois lors de cet incident. Ce n’est qu’à partir de 2017 que des groupes localisés commencent les blocages de champs pétroliers stratégiques afin de faire entendre leurs revendications. Le champ d’El-Sharara a alors été fermé à plusieurs reprises en 2017, 2022 ainsi qu’en juillet 2023.  

Une manifestation anti-corruption revendiquant plus de droits pour les habitants de la région 

Venant principalement de la région d’Ubari, les manifestants se sont organisés en groupe, le Mouvement pour l'éradication de la corruption, afin de protester contre la NOC et le gouvernement, qu’ils tiennent pour entièrement responsables de la situation économique de la région. En effet, malgré des sols riches en pétrole, gaz, eau et minéraux précieux, les régions du sud souffrent d'une marginalisation permanente et sont prises au cœur de luttes régionales et internationales visant à étendre l'influence sur leurs ressources naturelles et leur position stratégique. 

Parmi leurs revendications figurent notamment l'amélioration des services, la fourniture de carburant et de ses dérivés au Fezzan, l'activation de la décision d'établir une raffinerie dans le sud, l'entretien des routes détériorées dans les villes du Fezzan, la nomination de diplômés de la région et la restructuration du Fonds de reconstruction du Fezzan. Selon l’agence de presse Reuters, les manifestants de la région déplorent le « besoin de projets et de services de développement, tels qu'une raffinerie pour l'approvisionnement en carburant, des routes goudronnées, une clinique et des emplois pour les jeunes ».  

Une autre requête porte sur la destitution du président de la NOC, Farhat Bengdara, accusé de « violations équivalentes à des crimes ». Les demandeurs appellent également à l'interdiction pour Bengdara de conclure des accords dans le secteur pétrolier et gazier. Salem Mohamed, porte-parole du groupe, a averti Reuters que si les autorités ne répondaient pas à leurs revendications, le mouvement pourrait évoluer vers une forme de désobéissance civile. La menace s'est intensifiée au point où le mouvement a également proféré l'avertissement de fermer la plus grande raffinerie en activité du pays, située à l'ouest de Tripoli, la raffinerie Zawiya de la NOC, traitant un volume total de 120 000 barils par jour. 

Le mouvement a d’abord commencé par lancer un ultimatum de 72 heures avant de fermer complètement les installations, ultimatum qui a été prolongé de 24 heures pour négocier avec les médiateurs.  

PHOTO/AP - El primer ministro designado Abdul Hamid Mohammed Dbeibah, durante una conferencia de prensa el jueves 25 de febrero de 2021 en Trípoli, Libia
Premier ministre désigné Abdul Hamid Mohammed Dbeibah - PHOTO/AP 

Une réaction des autorités en phase avec le contexte politique libyen 

Le gouvernement Dbeibah, qui n’a pas tout de suite réagit face aux revendications du Mouvement pour l’éradication de la corruption, a appelé « au retour à la raison » et à ne pas impliquer la production pétrolière dans ce genre de problèmes. La station de radio française RFI rappelle que ce développement intervient en plein désaccord entre les institutions libyennes sur un accord signé unilatéralement par Dbeibah, un Premier ministre dont le mandat est périmé depuis plus d'un an, et un consortium international. Cet accord, dont l’objectif est de développer les recherches en hydrocarbures autour de Tripoli, est actuellement contesté par le Parlement et le Haut Conseil d’État, qui soupçonnent le contrat de vouloir aider Dbeibah à se maintenir au pouvoir. 

En effet, les autorités du gouvernement d'entente nationale (GNA) craignent que la fermeture du champ de Sharara ne soit le début d’une nouvelle crise affectant les zones de production pétrolière du sud et du centre du pays. Il convient de rappeler que, suite aux printemps arabes de 2011, la Libye a sombré dans une guerre civile désastreuse dont la gouvernance n’a cessé d’être disputée. Après la chute de Kadhafi, diverses factions du gouvernement et divers groupes se sont disputés le contrôle du pays, y compris des groupes djihadistes tels que l'État islamique. Plus récemment, la lutte pour la gouvernance s’est scindée en deux groupes : d’une part, le gouvernement de la Chambre des représentants, soutenu par l'Armée nationale libyenne (ANL), contrôlée par le général Khalifa Haftar à l'est, et appuyée par la Russie, les Émirats arabes unis, l'Égypte et la France et, d’autre part, le GNA, reconnu par les Nations unies et recevant le soutien de la Turquie, de l'Italie et du Qatar. 

C’est dans ce contexte que les autorités du GNA estiment que la fermeture du champ de Sharara a été réalisée avec l’approbation indirecte des autorités en vigueur dans les régions du sud, notamment l'Armée nationale dirigée par le maréchal Khalifa Haftar, le gouvernement issu de la Chambre des représentants et des personnalités populaires influentes. En effet, selon l’agence de presse Al-Arab, le Conseil suprême des tribus et villes du Fezzan a annoncé son soutien aux manifestants, tout en insistant sur la nécessité de saper tous les pouvoirs et compétences du GNA liés à la gestion, à la supervision et au suivi des projets de développement dans la région, afin de les transférer au Vice-Premier ministre chargé du Sud.  

Sous la demande du Conseil, un comité de dialogue a été constitué entre les partis concernés afin de pouvoir communiquer sur la situation. Salem Mohamed, le porte-parole des manifestants, a ainsi déclaré qu'ils avaient décidé de repousser la date limite pour poursuivre les négociations avec l'équipe de médiation composée de six personnes. Le 22 janvier 2024, Tripoli a annoncé la réouverture du champ d’El-Sharara après trois semaines de blocage. Les négociations ont abouti à un consensus sur les demandes, à l'exception d'un point : la révocation du président de la NOC, Farahat Bengdara, qui ressort de cette situation néanmoins très fragilisé. 

REUTERS/ESAM OMRAN AL-FETORI - El general Jalifa Haftar, al mando del Ejército Nacional Libio
Le général Khalifa Haftar, commandant de l'armée nationale libyenne - REUTERS/ESAM OMRAN AL-FETORI 

Des risques socio-économiques complexes 

Sur le plan économique, la fermeture du champ pétrolier de Sharara a réduit la production pétrolière de la Libye en dessous d’un million de barils par jour pour la première fois depuis des mois. Le gisement représente à lui seul environ un quart de la production totale du pays, soit environ 1,2 millions de barils par jour. Le secteur pétrolier et gazier est l'une des principales sources de revenus de la Libye. Selon certaines informations rapportées par la revue Oil&Gas Middle East, la Banque centrale libyenne a déclaré que les revenus du pétrole brut représentaient 98 % des revenus totaux du gouvernement. 

Selon John Benny, reporter au journal The National, les analystes estiment que ces manifestations ciblant les infrastructures pétrolières vitales du pays pourraient affecter la capacité du membre de l'Opep à atteindre son ambitieux objectif de production (à 40 % de son économie) et à accroître son produit intérieur brut (à environ 250 milliards de dollars) au cours des prochaines années. Pour Giovanni Staunovo, stratège de la banque suisse UBS interrogé par The National, la reprise ou la baisse de production au champ pétrolier de Sharara influencent fortement les revenus de la NOC.  

Ainsi, les blocages à répétition des grandes infrastructures gazières et pétrolières libyennes affectent considérablement la stabilité politique et économique du pays. Ils accentuent notamment les risques de perturbations de la production et contribuent à nuire à la réputation de la Libye en tant que fournisseur d'énergie fiable. C’est dans ce contexte que se forge alors l’écart entre les intérêts du GNA et du peuple libyen. Pour Mohamed Oun, ministre du Pétrole et du Gaz en Libye, « il est crucial que les Libyens comprennent que la NOC et le ministère du Pétrole et du Gaz se concentrent principalement sur l'exploration, l'extraction et la production pétrolières et gazières et contribuent aux revenus du trésor public du pays ».  

Pour Hasanain Mohamed, auteur pour Libya Review, la fermeture du champ pétrolier souligne les défis socio-économiques complexes en Libye, en particulier dans la région du Fezzan, qui a souvent été négligée malgré sa contribution à la richesse pétrolière nationale. Elle met aussi en évidence la frustration croissante des populations face aux politiques du gouvernement libyen et le NOC. Pour lui, la nécessité d’équilibrer les intérêts économiques nationaux avec les demandes et les droits des communautés locales est devenue de plus en plus vitale pour garantir la stabilité et un développement équitable dans toute la Libye. 

AFP/MAHMUD TURKIA - Celebraciones que conmemoran el décimo aniversario de la revolución de 2011 en Trípoli, Libia 17 de febrero de 2021
Célébrations marquant le dixième anniversaire de la révolution de 2011 - AFP/MAHMUD TURKIA 

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Bien que la situation autour du champ pétrolier de Sharara se soit soldée par un accord entre le Mouvement pour l'éradication de la corruption, le GNA et la NOC, les autorités n’en ressortent pas moins une nouvelle fois fragilisées sur le plan politico-économique. En effet, les perturbations autour des grandes infrastructures pétrolières et gazières libyennes de plus en plus récurrentes ces dernières années, rappellent que la Libye n’est toujours pas sortie de la crise politique qu’elle a héritée des printemps arabes.  

Selon l’Institut international pour la Paix, les rivalités politiques entre le GNA et l’ANL autour du contrôle des ressources pétrolières ont fait obstacle aux efforts déployés par le Gouvernement libyen pour réduire la pauvreté et les inégalités économiques, de même que pour fournir une protection sociale. La Libye est ainsi en proie à une spirale infernale entre incapacité des autorités à répondre aux besoins de la population, laquelle répond par des manifestations qui accentuent à nouveau la division entre les deux gouvernements.  

Ainsi, la Libye fait face à de nombreux défis à relever dont le manque de collaboration concrète avec la société civile, une division étatique entre deux gouvernements aux intérêts divergents, mais surtout « une attention excessive accordée à la stabilité à court terme plutôt qu’aux causes profondes du conflit et aux priorités à long terme, et le manque d’approche axée sur les droits » (Institut international pour la Paix).