Les vulnérabilités de la normalisation de l'Arabie saoudite avec Israël

L'administration américaine a tenu à faire connaître aux médias sa vision des récompenses qu'elle entend offrir à l'Arabie saoudite en échange de la normalisation de ses relations avec Israël.
Dans une longue analyse de Reuters publiée la semaine dernière, des sources informées de l'administration américaine ont indiqué que Washington était prêt à conclure avec l'Arabie saoudite un accord de défense qui serait inférieur à un pacte de défense de type OTAN. Dans un tel pacte, une attaque contre un État membre est considérée comme une attaque contre l'ensemble de l'Alliance de l'Atlantique Nord. Ce type d'accord est spécifique à l'Europe. Il combine des engagements intereuropéens, tirant les leçons de deux guerres mondiales dévastatrices, avec un engagement américain visant à empêcher l'expansion vers l'ouest de l'ex-Union soviétique ou l'expansion actuelle de la guerre en Ukraine aux mains de la Russie, héritière directe de l'URSS.
Il existe différentes options pour les récompenses. L'une d'entre elles consisterait à conclure un accord similaire à celui conclu entre les États-Unis et Israël. Une autre option serait de viser une formule similaire à l'accord "non contraignant" que Washington a récemment signé avec Bahreïn. Une troisième option serait d'opter pour le type d'accords de défense signés par l'Occident avec des alliés asiatiques en guise de précaution contre la menace militaire de la Russie, de la Chine ou de la Corée du Nord.

Toutes ces options semblent être sur la table, à condition qu'aucune d'entre elles n'atteigne le niveau d'un traité de défense contraignant. Il est difficile d'imaginer le Congrès américain approuver un tel pacte de défense avec l'Arabie saoudite ou l'un des États arabes du Golfe. L'accord "non contraignant" avec Manama, qui prévoit une intervention américaine pour défendre Bahreïn après consultation préalable et évaluation des options disponibles, semble être la formule préférée. Mais l'utilisation du modèle israélo-américain comme base de l'accord de l'Arabie saoudite avec les États-Unis est également une option.
Il ne fait aucun doute que les dirigeants saoudiens ont entamé leurs négociations avec les États-Unis en suggérant l'option du traité, même s'ils savaient à l'avance qu'elle n'était pas plausible. Comme tout négociateur avisé et conscient de l'importance de la monnaie d'échange, Riyad a relevé le plafond de ses exigences en termes de contreparties à la reconnaissance d'Israël et à l'acceptation d'une normalisation totale et irréversible avec l'État juif. L'Arabie saoudite veut beaucoup en retour, notamment parce qu'elle a affaire à une administration américaine qui est arrivée au pouvoir en prônant une franche hostilité à l'égard du prince héritier Mohammed bin Salman personnellement.
Ce serait l'une des ironies de l'histoire contemporaine si l'administration de Joe Biden, qui a commencé son mandat en faisant preuve d'animosité à l'égard de Riyad, finissait par signer un accord de défense de base avec l'Arabie saoudite. Le mérite en revient à la guerre en Ukraine et aux pressions du marché pétrolier qui ont calmé l'ardeur du président Biden et de son administration.
Les dirigeants saoudiens ne semblent pas pressés de conclure un accord de défense avec Washington. Tout est pratiquement calme sur le front iranien depuis l'accord de normalisation entre Riyad et Téhéran, parrainé par la Chine.

Les Iraniens n'ont pas l'intention d'intensifier les tensions avec les Saoudiens, même s'ils ont laissé aux Houthis une marge de manœuvre suffisante pour prendre des initiatives sur le terrain, comme en témoignent les récentes frappes de drones contre les forces bahreïniennes engagées dans la guerre au Yémen, ou leur démonstration de force à l'extérieur de Taiz.
Toutefois, le cadre de base de l'accord de normalisation israélo-saoudien négocié en échange d'une forme d'accord de défense entre Washington et Riyad présente des faiblesses.
La première de ces faiblesses est liée à la vision saoudienne des compromis. Riyad ne considère pas Israël comme un partenaire régional potentiel dans quelque domaine stratégique ou technique que ce soit. Cette approche est contraire à celle des pays arabes qui ont signé les accords d'Abraham avec Israël. Compte tenu de la manière dont l'Arabie saoudite a traité avec les pays de la région ces dernières années, Riyad agit de manière purement transactionnelle. Il approche les pays qui l'intéressent pour une période limitée ou sur la base de considérations politiques ou économiques temporaires, jusqu'à ce qu'il atteigne ses objectifs. Il s'ensuit une phase de refroidissement malaisé des relations, comme c'est sans doute le sentiment qui prévaut parmi les membres du quartet arabe après le rétablissement des liens avec Doha lors du sommet d'Al-Ula de 2021.
La normalisation avec Israël est donc une monnaie d'échange stratégique en vue d'un accord avec les États-Unis plutôt qu'une étape transformatrice au Moyen-Orient qui ferait d'Israël un membre à part entière de la région.

Ceci est très similaire à la vision du Qatar de la normalisation avec Israël il y a plus de 20 ans. À l'époque, Doha avait proposé aux Israéliens de servir de porte d'entrée dans la région. Mais une fois qu'il a obtenu le soutien politique de Washington et persuadé les États-Unis de transférer leurs bases militaires d'Arabie saoudite au Qatar, il s'est opposé à la normalisation avec Israël et s'est aligné sur la position palestinienne. Il l'a fait politiquement et médiatiquement, par l'intermédiaire d'Al Jazeera, une chaîne de télévision qui a joué un rôle important dans la promotion de la normalisation avant d'adopter une attitude hostile à l'égard d'Israël.
Rien n'empêche les Saoudiens de rejouer le même scénario. Riyad pourrait d'abord suggérer son accord pour une normalisation complète, puis se contenter des artifices d'une représentation diplomatique et du symbolisme de contrats limités, qu'il pourrait résilier à tout moment. Mais un politicien avisé comme le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahou ne se laissera pas prendre à un tel stratagème. Il est probable qu'il trouvera un moyen d'obtenir sa part des récompenses à la fois des Saoudiens et des Américains.
La seconde vulnérabilité est un peu plus compliquée. Si l'administration américaine opte pour le modèle de l'accord avec le Bahreïn, cela mettra l'Arabie saoudite, un pays doté de grandes capacités humaines et militaires, sur un pied d'égalité avec une petite puissance comme le Bahreïn, toujours à la recherche d'un allié pour la protéger.
Mais si l'administration Biden décide que le meilleur modèle adapté aux capacités de l'Arabie saoudite est le modèle américano-israélien, c'est-à-dire celui d'un soutien militaire substantiel et d'importantes livraisons d'armes de pointe, qui feraient la différence dans toute confrontation avec l'Iran, alors un autre problème se posera. Il s'agit du contraste marqué entre les doctrines militaires saoudienne et israélienne. Quelle que soit la quantité d'armes de pointe que Washington fournit à l'Arabie saoudite, le royaume hésitera certainement à utiliser l'équipement militaire fourni par les États-Unis contre un ennemi féroce comme l'Iran.
En revanche, Israël, comme en témoignent ses bombardements quasi quotidiens contre des cibles iraniennes en Syrie et dans l'ouest de l'Irak, utilise le meilleur de l'arsenal américain, en particulier les bombardiers furtifs F-35, pour attaquer les cibles iraniennes. Les actions d'Israël reposent sur l'idée que les missiles et les drones iraniens aux mains du Hezbollah et de ses milices mandataires en Syrie sont susceptibles d'être dirigés contre Israël lors d'une confrontation militaire prochaine et probablement inévitable.

L'Arabie saoudite ne veut pas reproduire les conditions qui rendraient possibles d'autres attaques similaires à celles qui ont visé ses installations pétrolières à Abqaiq en 2019. Du point de vue d'Israël, il n'y a aucune ambiguïté sur la réponse qu'il réserverait à toute attaque du Hezbollah ou des milices pro-gouvernementales irakiennes et syriennes contre ses installations vitales. Il voit la main de l'Iran derrière chaque confrontation avec les Palestiniens, tandis que Gaza et sa population finissent par en payer le prix.
Le modèle américano-israélien ne convient donc pas entièrement à l'Arabie saoudite. Fournir à Riyad des armes de pointe, des renseignements et un soutien politique ne suffit pas aux Saoudiens pour répondre à toute agression iranienne. L'Arabie saoudite attendra toujours que son allié américain intervienne en son nom. Depuis l'époque de Donald Trump, les États-Unis encouragent les États du Golfe à assumer une partie de la responsabilité de leur propre protection dans le cadre d'un accord de défense conjoint dans lequel Washington n'assume pas l'intégralité du fardeau.
La troisième vulnérabilité concerne la position saoudienne sur l'Iran. Il s'agit d'une question non résolue. Les poignées de main de Pékin entre les ministres des Affaires étrangères saoudien et iranien, leurs visites dans les pays respectifs et l'ouverture d'ambassades communes n'ont guère apporté plus qu'un apaisement. La véritable position de Riyad a été exprimée par le prince Mohammed bin Salman dans sa récente interview télévisée avec Fox News, lorsqu'il a parlé de son désir d'une sorte d'équilibre de la terreur nucléaire si l'Iran devait obtenir une arme atomique. Cela mesure bien le niveau de confiance de l'Arabie saoudite à l'égard de l'Iran, qui est nul. Nous n'avons aucune confiance en l'Iran, semblent dire les Saoudiens. Téhéran le sait et ne restera pas inactif face à un accord entre l'Arabie Saoudite et les Etats-Unis, qu'il considère comme une menace majeure pour ses ambitions dans la région.
La quatrième vulnérabilité n'est pas un secret. Il s'agit de la question palestinienne. Les Palestiniens, qu'il s'agisse du Fatah ou du Hamas, ont jusqu'à présent gardé le silence sur la normalisation imminente entre l'Arabie saoudite et Israël. On se souvient de leurs déclarations verbales contre la signature de l'accord d'Abraham, mais les Palestiniens sont susceptibles d'être plus prudents lorsqu'il s'agit de l'Arabie saoudite. D'ailleurs, Riyad a tenté d'apaiser les craintes palestiniennes par des discours diplomatiques sur la centralité de la question palestinienne, son engagement dans l'initiative arabe de 2002 et en accréditant un ambassadeur non-résident auprès de l'Autorité palestinienne. Mais chacun sait que l'Arabie saoudite n'hésitera pas un jour à mettre les Palestiniens et leur cause sur la touche. Les Etats membres de l'accord d'Abraham peuvent ignorer les réactions palestiniennes. Mais jusqu'à quel point l'Arabie saoudite peut-elle rester silencieuse face aux critiques palestiniennes, arabes, populaires et islamiques, surtout depuis qu'elle s'est engagée dans des négociations de normalisation basées sur un discours sur la centralité de la question palestinienne ?
Il reste quelques mois avant que la campagne électorale présidentielle américaine n'atteigne son apogée. Au cours de cette période, l'Arabie saoudite doit concevoir des politiques et des décisions qui remédient à ses vulnérabilités. Elle ne peut pas s'en remettre au hasard, à des développements régionaux et internationaux imprévus ou au chantage des Houthis ou de l'Iran.
Il est clair que les dirigeants saoudiens ont jusqu'à présent soigneusement élaboré leurs plans, qui ont amené l'administration Biden à la porte de Riyad et ouvert la voie aux Saoudiens pour soulever une question qui a longtemps été taboue.